Malaguène immédiat pétri d’aménité, chorégraphe du découpage, scénographe du flambage, maestro des apprêts, Esteban VALLE TRUJILLO magnifie la noblesse orchestrée du Domaine de Châteauvieux.
Le maître d’hôtel bondit, à Malaga, le 20 juillet 1968. L’enfance coule un temps, à Marseille, jusqu’à huit ans. La fratrie arrime au Vieux-Port, village de pêcheurs, puis sur la Canebière. L’aïeul passe ses nuits sur de grands bateaux, qui ramènent, au matin, un arc-en-ciel iodé : daurades roses, sardines, anchois, bonites, maquereaux et autres vieilles. Sur l’embarcation, le papa généreux mijote ses « fideos fritos », pour ses amis marins, des nouilles frites dans l’huile d’olive mouillées d’un bouillon de poissons de roche. « Délicieux, fabuleux ».
La famille s’élance. Une fille entourée de cinq garçons, tous gâtés. A l’été 1976, la maman marmitonne remonte à la source de la chaleur andalouse. A Torremolinos, commune côtière glorieuse pour la Movida sur la Costa del Sol, elle ouvre son premier établissement intitulé « Los Valles ». « J’ai grandi parmi les anglais, allemands, hollandais, il y avait toujours des étrangers ». A 8 ans, le bar aimante le roué tonique, la salle le charme. « Je suis tombé dans la casserole à ma naissance. Je lavai les verres derrière le bar, je montai sur des boîtes de coca pour tirer la pression du café, je bossai tout le temps, je ne voyais pas mes copains ».
La mère pianote tous les modes de cuisson des poissons, en friture, au four, au citron, au sel. « Tout petit, j’observais avec admiration comment les serveurs levaient les filets de poissons dans les restaurants du bord de mer. A 9 ans, la daurade au sel fut ma première découpe apprise auprès de Miguel, le maître d’hôtel de ma mère. J’avais l’ambition de devenir quelqu’un, un directeur ». A 15 ans, l’allègre cosmopolite par ses rencontres de nomades fuit le système scolaire pour rejoindre l’entreprise familiale forte de plusieurs restaurants : « J’étais un manuel et un intellectuel dans mon domaine. J’avais choisi de travailler définitivement avec mes parents mais je ne savais pas ce que je voulais faire. J’aurai dû faire une école tout de suite. La limite est toujours la technique, l’histoire des savoirs. J’ai toujours changé de pays et tout recommencé à zéro. Je voulais prendre du recul pour apprendre. J’ai vu longtemps tous les échelons du métier. J’ai eu l’ambition de synthétiser tous mes savoirs. Il faut avoir du talent et la chance d’être là au bon moment et au bon endroit. J’aime la culture de la gastronomie, les codes gourmands de tous les siècles ».
Jusqu’à 22 ans, il tente également d’autres expériences telles que l’Hôtel MELIA Costa Del Sol. Serveur humilié par le père de sa petite amie de l’époque qui le qualifie de « Pela Gatos » littéralement « moins que rien », Esteban VALLE n’aura de cesse de porter l’excellence d’un vrai métier à son acmé. Avec sa mère, il inaugure « La Taberna del Pescador » à la Carihuela, avant de s’envoler, en 1991, pour Londres. Là, il sert au modeste Hôtel King’s Hill. Au Oak Room, sis dans le Méridien Piccadilly, il s’initie à la langue de Hume dans une brasserie de luxe étoilée.
A la vérité, il peaufine ce qu’il possède déjà : une finesse d’approche, une élégance courtoise, un sens du tempo. Mieux, cette distanciation empathique fringante sculptée par le temps qui caractérise le charisme de la gentillesse. Durant trois années, le chef de rang, inapaisable curieux, découpe des pièces intégrales de viande lors de tous les déjeuners, prépare des poissons entiers au cours des dîners. « J’ai appris à faire des services raffinés et protocolaires ». De 1994 à 1995, un passage au restaurant triple étoilé Chez Nico, table de l’Hôtel Grosvenor House lui enseignera bien moins : « Je n’aimais pas le service sur assiette, copier-coller français. Je voulais de l’original ». Amoureux absolu de la perfection, le futur directeur d’une des meilleures tables suisses doute encore un peu : « Je pensais ne jamais être à la hauteur ». Parfois, à juste titre, le restaurant gastronomique, par son acribie poussée au paroxysme, effraie les talents les plus obsessifs. Toujours en jambe pour le pinacle, l’éternel commis juvénile mais volontaire passe deux écoles hôtelières pendant ses jours de congés. Les manières et le vocabulaire technique rentrent.
Il suit son épouse à Genève sans grand enthousiasme mais, après un essai au Domaine de Châteauvieux, l’éblouissement l’emporte tout de go : « J’ai adoré le lieu, le chef très accessible, pointilleux sur le produit. Nous partageons la même vision philosophique de la cuisine ». Le 1er décembre 1995, celui qui attaqua commis à 27 ans œuvre à Satigny depuis 26 ans : « Chaque journée, chaque service, chaque table forment une aventure. Je suis rentré dans un monde merveilleux. Peu importe le titre, seul le savoir prime ». Si la découpe préexistait, l’énergique frais affûté introduit les flambages dès son arrivée. La réputation de la maison repose aujourd’hui sur ces techniques oubliées. « J’apprenais avec les yeux, on faisait des repas pour le personnel avec des découpes de poulet, les nouveaux ont l’œil neuf, une maison qui grandit écoute les jeunes. Un commis donne une idée dans une bonne ambiance et une bonne entente. Je préfère apprendre aux gens du métier, transmettre un savoir. Quand je découpe, je fais la pièce entière. Raffinement et protocole, découpe et écoute ».
A 30 ans, le fulgurant andalou devient directeur de salle. En 2011, le Chef Philippe CHEVRIER lui demande de s’associer afin d’inventer un attachement dans la durée. Au domaine de Châteauvieux, les préparations en salle font partie de l’identité de la maison, les découpages, filetages de poissons, flambages expriment une culture entretenue, soignée, promue et transmise. Encourager et créer des vocations pour la profession de maître d’hôtel visent à pérenniser et moderniser certains gestes et recettes.
Esteban VALLE pratique les découpages de toute nature qu’il créé parfois lui-même : le bar de ligne cuit au gros sel, le carré d’agneau au foin en cocotte, la canette au sang au même titre que le fameux menu tout gibier pour lequel on vient de très loin. Tout en délicatesse et humilité, il marche sur la pointe des pieds lors de services parfaitement orchestrés où le protocole et les règles de préséance se respectent au doigt et à l’œil, où le défilé des plats se déroule harmonieusement dans un ballet sans fausse note, avec prévenance, selon le bon rythme.
« On est là pour les gens, pas pour soi ». Un grand service se déploie dans une invisibilité en présence, une sorte de présentification de la sincérité, une joie de la rigueur, une intégrité décontractée sertie d’esprit pour faire surgir une émotion de la légèreté. « Le capital charme relève de l’indéfinissable ». Il s’agit de faire rire sans parler, d’inventer une fidélité, une pure absence de mensonges dans l’impeccabilité de ce lien sacré sans transcendance, de cette relation divine sans dieu. « Rester soi-même, à la mesure, juste. Servir c’est traverser une oasis sans rien savoir ».
Le diplômé de l’Ecole Hôtelière de Lewisham College en Advanced Food and Beverage Service promotion 1993, remet à l’honneur un travail remarquable devant les convives. Pour chaque table, il s’agit d’une scénographie indispensable à la mise en scène totale d’un repas à Châteauvieux : « La découpe ne vient pas pour le spectacle, elle bonifie le produit, elle a une utilité, le goût de l’assiette. Dans les pièces entières, un poisson sur l’arrête, une volaille sur l’os, le goût diffère radicalement, c’est un autre produit. Pas de spectacle, un art de la transformation. Les odeurs embaument toute la salle. Le poulet, le canard. L’os, vecteur de goût, ajoute de la jutosité à la viande. L’esthétique apporte de l’élégance, un grand plus. J’aime bien la technique, l’angle de découpe, le côté artistique à l’image de la cuisine ».
L’approche de la table, le style de l’auteur de « Flambons Découpons C’est servi ! Grandes techniques et petits tours de main » (Slatkine, 2014) définit une profonde humanité. « Un livre est un tour du monde pendant deux ans ». Du « loup en croûte » de Paul BOCUSE par François PIPALA au turbot de Gualtiero MARCHESI par Andrea CARRARA, du canard de Benoît VIOLIER par Louis VILLENEUVE aux origines du volatile pékinois (p.95), mention spéciale pour le baron d’agneau mis en lumière par Diego MASCIAGA du Waterside Inn ou le cochon de lait de Ségovie, cette somme originale nous apprend la différence dans les détails de la découpe, la viande qui se coupe de droite à gauche, le service français par la droite et anglais par la gauche, le passage par les extrémités, tous ces codes destinés à ne pas perturber le dineur.
Le chapitre final sur les flambages (p.199), spécialité de l’ anachorète sybarite de Satigny, nous entraîne dans les rêveries et les méditations de promeneur solidaire : les fraises à la téquila et huile d’olive, sorbet citron vert ; la mandarine au curaçao bleu, meringue et sorbet physalis ; la banane au rhum, truffe noire, chocolat blanc et vanille ; la patate douce à la truffe blanche, marrons glacés et glace au potimarron ou pour finir les litchis à la liqueur d’eau de rose et jus de framboise (p.220).
Pérenniser les gestes dans un cadre patrimonial n’exclut pas la modernité de la gestuelle avec des outils nouveaux pour des besoins contemporains. Référence de la profession, ce travail artistique à des fins pédagogiques renvoie à une patrimonialisation qui traverse le temps. Garant d’une ressource mémorielle vivante, le chef d’orchestre des cérémonies estime devoir conserver et transmettre son héritage entre d’autres mains et d’autres bibliothèques.
Son équipe joue la simplicité, résultat d’une immense complexité d’expériences, d’essais, de repentirs, d’imaginaires archéologiques et d’élans généalogiques afin de clarifier le haut goût : « Le plus difficile consiste à régler la bonne distance avec les habitués. Le premier contact, les premières minutes déterminent toute la stratégie. D’aucuns n’apprécient pas la sympathie par exemple. Je dois faire comprendre tous les jours le rôle du chef de rang et du chef de partie, charnières essentielles du dispositif. Mesurer et régler l’écart, donner les inflexions, prendre les commandes ».
Le « briefing », moment complexe, ne saurait montrer une direction militaire mais élastique : « il faut y mettre de l’humour et de l’empathie qui se traduiront dans la forme du service ». Une représentation trop technique abolit tout. Distance et écoute, savoir attentif, beau sens de la répartie, réplique sans affectation, seuls les mots simples ne satureront pas l’espace. « L’humanité prime ». Dans cet art consommé de la vertu, prudence au sens de Baltasar Gracian, les ellipses des formes translucides de l’apparence ne se distinguent plus des apparitions.
La beauté de la peau de la surface exprime la nuit sublime de la profondeur. Le style équivaut à l’acuité de la casuistique. « Etre simple sans être vulgaire ni familier ou familial, rentrer dans une intimité qui s’installe toute seule, les subtilités de la réception. Faire la part des choses, être exemplaire dans et hors de la salle. Il y va de la frontière, du dosage des discussions, aller de table en table en accordant le même temps de parole à tous ». Oubli et effacement, attente et attention, silence et intention, questions de moment opportun. Chaque table retourne. Une seule amoindrira la vérité shakespearienne de la scène, le plaisir de réussir et de réunir tout le monde.
« Toujours être à la hauteur de la perfection mais qu’est-ce que la perfection dans une course de plaisir ? Une ligne de crête, une exception ». Face à la standardisation du goût, l’évanescence des tendances, l’homogénéité mimétique des comportements, l’équipe du Domaine de Châteauvieux présente une cuisine de produits aux herbes aromatiques du jardin, une ligne de conduite. Le collectionneur de livres anciens sur le service, se joue, en équilibriste exquis, de la complexité d’un scénario imprévisible : « Un dossier quasiment à chaque table. Il est loin le temps où tout le monde mangeait la même chose et une seule personne payait la totalité du repas. Le client recherche l’exclusivité. On traite les dossiers avec les consignes et restrictions pour chaque table, nous avons toutes sortes de demandes, par exemple : les sans gluten, sans lactose, sans sel, sans sucre pour les diabétiques, sans alcool, sans oléagineux, sans féculents, sans épices, sans fruits ou légumes crus, sans sauce, sans vinaigre, sans huile, sans œuf.
Les allergiques à l’argenterie exigent des couverts en acier inoxydable. Nous recevons également des végétariens, des végétaliens ou végans, des pesco-végétariens, des pollo-végétariens, des ovo-végétariens, des lacto-végétariens, les régimes d’ordre religieux comme l’hindouisme, le bouddhisme, l’islam, le Judaïsme, christianisme, le Taoïsme. Les différents types de cuissons : crue, bleu, saignant, saignant +, à point, à point + ; bien cuit, très très bien cuit, ou différents types de températures.
Aussi les consignes pour un anniversaire, un mariage, un anniversaire de mariage, un départ à la retraite, une remise de médailles, une réussite de diplôme, une promotion professionnelle, un retour de l’étranger, un départ à l’étranger, une fête de famille, une fête religieuse, un fête de naissance, une demande en mariage avec un jeu de rôles joué par le personnel de salle, une surprise pour un invité qui arrive les yeux bandés, un groupes d’invités qui veut faire la surprise à un convive, des cartes sans prix pour les invités, le protocole à l’anglaise pour certains clients, à la française pour d’autres, des tables rondes ou carrées ou rectangulaires ou ovales, des nappes blanches ou en couleurs, sans nappe pour certains, des fleurs d’une certaine variété sur table, des plans de table, des menus sur table avec ou sans intitulé, pas de menu sur table pour d’autres de manière à ne pas gâcher la surprise mais remise de celui-ci à la fin du repas, des menus enfants, des chevalets sur table pour indiquer l’emplacement de chaque convive, table avec vue ou table habituelle impérativement, demande d’un serveur ou serveuse en particulier impérativement pour la table, au printemps ou en période estivale, table à l’intérieur pour ceux qui sont allergiques au pollen, en hiver table extérieure pour ceux qui souffrent de claustrophobie, apéritif debout, apéritif dans une salle annexe avant de passer à table, table extérieure pour les digestifs et cigares, service très convivial demandé ou très discret et rigoureux, demande pour ne pas énoncer les plats, pour ne pas déranger, demande d’énoncer les plats en plusieurs langues, des droits de bouchons, des timings de départ, des pauses interminables entre chaque plats pour d’autres, la facture à diviser, la facture à envoyer, la facture sans détail, la facture au nom de l’entreprise, la facture avec exonération d’impôts pour les employés des organisations internationales, la facture payée en monnaie étrangère donc avec attention du taux de change, quelqu’un veut offrir l’apéritif à une table ou une partie du repas donc prévoir le mode de paiement pour cela, déduire des bons cadeaux offerts par des entreprises de la facture, prévoir des cadeaux à emporter pour chaque client avec un taux de TVA différent ».
La plasticité assidue, la flexibilité rémanente confinent à des techniques d’existence, exercices spirituels de civilité, miroir d’une civilisation. « C’est un métier monacal, jour et nuit, on s’y dédie. Tout est travail. Humbles passeurs, nous venons sans rien, nous partons sans rien, entre les deux, on peut rendre service à des gens, donc il faut le faire ».
Esteban VALLE, par sa seule geste de salutations à l’orée ou dans sa si rare manière d’escorter à l’épilogue, figure cette exemplarité.