Cadet d’une famille de trois garçons, sur la presqu’île d’Aïre, dans les voisinages du Domaine de Châteauvieux, s’éveille, le 17 décembre 1960, celui que les helvètes surnomment le Ducasse suisse. Dans les paysages de Vernier, l’enfant « eu la chance d’avoir une maman qui le gâtait car elle avait connu les privations de la guerre ». Dans cet horizon générationnel parental, la chère prime : « Elle mettait tout sur la table ». Les repas familiaux étirent les jours, dilatent les heures, tout se passe dans la cuisine.
La chaîne frigorifique manque mais la famille se régale du tout bon fait maison : « beaucoup de poissons, des rougets si loin de la mer, on mangeait très bien ». La mère tourne ses bassines de confitures, coule même un sirop hivernal contre la toux. Tous les 17 décembre, elle fête son garçon avec de délicieuses moules marinières. La grand-mère maternelle, savante cuisinière d’un « autre temps », ficèle ses rôtis, cisèle ses aiguillettes de volailles aux petits pois liées de morceaux de pieds de veau confits.
« Il y avait toujours ce cassoton noir en fonte, au feu de bois ». La tante dresse de mémorables repas de Noël avec ses paupiettes crémées au vin blanc et crevettes. « Notre filet de sole normande et une dinde extraordinaire ». Celui qui apprît la boulangerie chez Yves PASCHE, à Genève, évoque encore avec émotion et délectation un dessert régional, la crème diplomate, des biscuits à la cuillère imbibés au kirch, confiture de groseille et framboise, surmontés d’une crème à la vanille. A 7 ans à peine, le curieux entouré de trois fées sur son berceau penchées, opiniâtre et bûcheur, tenace et affranchi, aime le goût des bonnes choses : « Le chef est besogneux par essence, le talent est 10% d’inspiration et 90% de transpiration. La réussite est éphémère. C’est un métier de courbure d’échine, très difficile et très beau ».
Il ne fraie pas l’école buissonnière mais il veut œuvrer en manuel, les sens enchantés par le merveilleux. « Dans la cuisine, je voulais perpétuer le paradis sensoriel de l’enfance, une chaleur, un amour bien au chaud de l’adolescence ». La soif de souveraineté le gagne. A 14 ans, en préapprentissage au Métropole Hôtel, pour mériter son argent de poche pendant les vacances estivales, l’adolescent courageux fait la plonge. Cet art gras si ingrat instruira longtemps le jeune homme. Ces liminaires moments crayonnent l’éther des pianos.
En 1976, au restaurant « Le Chat Botté » à l’Hôtel Beau-Rivage, l’apprenti poursuit encore par trois mois de vaisselle. Une émission de télévision sur Paul BOCUSE le convainc d’embrasser la carrière gastronomique. « Je voulais être patron, un homme complet ». A 22 ans, il obtient sa première place de sous-chef. Le maître Jean BOUTILLER, Meilleur Ouvrier de France 1961, même promotion que l’icône collongearde et Jean TROIGROS, lui assène : « avant de savoir salir les casseroles, tu vas devoir savoir les nettoyer ».
Celui qui désigne tous les plongeurs sur sa carte de circonstancier avec une calme allégresse : « Le casserolier très respecté manipulait des bassins pour les couverts, d’autres pour les cuivres. Eau, gros sel, et vinaigre les maintenaient toujours rutilants ». Face à la part d’ombre de l’ouvrage, l’athlète découvre la déférence envers un Chef ainsi que toute la hiérarchie d’une brigade : « Il existe une similitude avec le sport, s’améliorer, évoluer, devenir le meilleur compétiteur. Nous formons des teams de Formule 1 où tout le monde importe. On ne fait rien seul, c’est une organisation. J’aime recruter des femmes dans mon équipe, elles ont du caractère, de la finesse, comprennent très vite. C’est un challenge pour tous les gars ».
Celui qui comprît la confiserie chez Eric CHEVILLAT, parvient chez le sartorial Louis OUTHIER, dans son fameux restaurant « L’OASIS » à La Napoule en 1983. Après un passage au Gentilhomme de l’Hôtel Richemond, il intègre, en 1984, le non moins célèbre établissement du seigneurial Frédy GIRARDET, le restaurant de l’Hôtel de Ville, à Crissier. Le « Patio » le recevra en 1985. Ce parcours éclatant étoffe une fidélité : « J’ai toujours en mémoire mes maîtres d’apprentissage qui m’ont transmis des valeurs : simplicité, justesse, classe, élégance, mesure, harmonie, équilibre de vie. J’étais comme un pilote de karting qui voit un pilote de formule 1, qui veut accéder un jour à ces immenses personnalités, des exemplarités. Des maîtres de l’accueil, forts, joviaux, des ambassadeurs du goût qui nous inspirent et auxquels nous aspirons ».
A 27 ans, le Chef titularisé rentre sur les terres de sa jeunesse pour cuisiner sur le dernier fourneau à charbon de Suisse. Il a souvenance alors des leçons de son mentor sur l’art du feu, la ferveur de la main. « Je venais dans cette auberge simple pour des mariages avec ma maman ». A 29 ans, le propriétaire de cet ancien fort de 1234 transformé en ferme de tradition vigneronne perchée sur la colline de Peney qui « ne veut pas qu’on lui donne un ordre », dirige sa carrière et sa vie. Il se lance, adoubé par les chaleureux encouragements de sa famille.
« La première année, je ne suis pas sorti en travaillant non-stop ». En 1991 et 1994, un feu d’artifices doublement étoilée illumine Satigny. Le monacal bon vivant à la notoriété modeste emmène aujourd’hui un groupe en chef d’orchestre d’entreprises aguerri. Chaque voilier du navire amiral s’origine dans des « clins d’œil, des moments de vie ». En septembre 2003, il ouvre l’Epicerie du Domaine de Châteauvieux où les visiteurs retrouveront une intense terrine de foie gras, un pâté en croûte ou des bonbons de chocolat.
En 2005, l’amoureux de la table qui « use mais n’abuse pas » s’associe au vigneron Nicolas BONNET pour créer ses propres vins. « J’ai voulu mettre en valeur la Cave de Genève, choisir des vignes, c’est notre 16ème vendanges ». En janvier 2009, il reprend le « Café des Négociants », l’un des plus anciens bistrots du vieux Carouge où se savoure la cassolette d’escargots « petit gris », des cuisses de grenouilles poêlées en persillade ou encore la souris d’agneau braisée et confite.
En juillet 2013, il ouvre « Le Patio – Rive Gauche ». Sous les arcades du boulevard Helvétique, intimiste et convivial, ce restaurant sert une carte autour du bœuf et du homard, deux provenances d’exception fondantes et singulières : « tartare de homard, salade de mangue marinée au gingembre », « homard grillé au beurre de corail ». En mars 2014, « Denise’s – Art of Burger » voit le jour dans le Food Hall de Globus. Avec cette enseigne en hommage à sa « maman », le rêve s’enracine loin : « En 1984, je fais le marathon de New-York et je vois des Steakhouses, Peter Luger, Smith and Wollensky. Fasciné, je me promets d’en ouvrir un chez moi. Pendant des grandes brasseries parisiennes, une ambiance, ça rit, çà parle, on ne s’entend même plus parler ».
Début novembre 2015, « Chez Philippe » ouvre ses portes dans le passage des Lions. Ce véritable Steak House reçoit ses clients dans un cadre New-Yorkais chic. En 2020, le serial cuisinier revient une fois de plus sur le devant des fourneaux avec son nouveau restaurant « Monsieur Bouillon ». Au cœur du quartier des Banques, la volaille et les œufs s’illustrent. Le tisseur de toile culinaire qui éclaire les petits producteurs aux quatre coins du canton brasille une belle poularde de Bresse à la broche.
A Châteauvieux, la sérénité quintessenciée du paysage, la joie comme art de vivre s’installent d’emblée. Il se dégage une impression de fraîcheur sur la terrasse apéritive, une détente essentielle dans un espace méditatif face au Rhône. Philippe CHEVRIER accueille, centré, concentré, à la verticale de lui-même : « Dans ce métier qui sollicite en permanence les cinq sens, on peut mourir sur scène, peindre jusqu’à cent ans comme cuisiner jusqu’à cent ans ».
Avec sa cuisine, il restitue, à sa façon, l’héritage de sa lignée de maîtresses-femmes, l’art de rassembler comme un aimant qui assemble. « Le monde devient superficiel, accueillir, c'est la profondeur ». Légère, locale, naturelle, la manière du cuisinier du gibier réputé dans tout le pays, inspirée par le japon, dépouillée sans excès de radicalité, s’inscrit dans un attrait pour une certaine picturalité : « Je ne veux pas qu’on m’enlève des couleurs, je veux ressentir un plaisir gustatif soutenu avec un produit tout simple mais je ne m’interdis pas la noblesse des produits extraordinaires et rares ».
Dans l’aventure du Domaine de Châteauvieux, « l’humain se place au centre », dans la continuité, la tradition créatrice. Le style genevois se caractérise par un équilibre entre la rigueur et la créativité, la discrétion et l’ouverture. Les tomates ressuscitent dans leur force intrinsèque bardées d’une mousse mozzarella et tuile au vieux parmesan, sorbet basilic et citron. Une désinence sphérique iodée se déploie dans la trame marine et sudiste du « Ceviche de langoustines et salicornes au gingembre rose, gaspacho de pastèque au piment doux, galette de blé soufflé ».
Les flaveurs des sous-bois se réincarnent dans la végétalité agreste d’une fin d’après-midi printanière avec ce « Homard bleu de Bretagne snacké à la plancha, royale de champignons aux noisettes, émulsion parfumée à la reine des près ». Elégant, délicat, aux sapidités précises et parfois marquées, le style CHEVRIER emporte également par sa maîtrise des verticalités acide-amer : « Pavé de turbot de ligne des Côtes Bretonnes en croûte d’herbes, mousseline de brocolis, condiment pommes et estragon, sauce Champagne », Jambonnettes de grenouilles sautées à la tomate séchée et à l’ail noir », « Filet de chevreuil d’été rôti, côte de bette et moutarde de fruits, poire au safran, jus aux airelles ».
La délicatesse sucrée se vérifiera immarcescible. Elle roulera devant vos paupières décillées : « Fraises flambées à l’eau de vie de framboise, crème de Gruyère au cassis, glace à la fève de tonka ».