En 1990, à Vitry-sur-Seine, dans la ceinture rouge s’avalanche une noire, un bonhomme pas vraiment de neige. La mère, tunisienne, marine les pièces de son estran. Le père, égyptien, cuisinier de métier, traverse les brasseries traditionnelles de Paris. Le gamin traceur ne prise pas d’emblée les victuailles : « je ne sais pas comment j’arrive là-dedans ». Il goûte, néanmoins, les félicités du plat mijoté, la sève savoureuse des ragoûts. L’euphorie s’origine dès lors dans « ce moment commun, tous à table, avec des mets récurrents, des occasions rares, une sensation particulière du poulet dominical à la feuille de corète qu’on ne mange pas un lundi ».
A l’infini, sans réplétion, la hâte grandit de la renaissance d’un corps, suavité rituelle. Une tante bondynoise épure, plus loin, sa graine, poisson et volaille. Dans cette suspension gnoséologique, la fratrie et les amis composent des retrouvailles, des rêves de mémoire. Le pivot de handball se ressouvient de cette matrice nichée dans la première cuisine goûtée, la lumière primordiale des commencements. En 4ème, malgré sa passion pour l’histoire et la géographie, il rompt avec le Collège Jean PERRIN. En 2005, le jeune homme à l’aplomb immarcescible annonce à ses parents, sous le choc, qu’il deviendra Chef.
Le déterminé accomplit tout de go son préapprentissage à La Pastorale, sur les bords de Marne, à Maisons-Alfort, un lieu romantique à la magnifique terrasse ombragée abritée d’une pergola scellée par les vignes aux beaux jours : « Ce chef patron fait ses courses à Rungis, ne jette rien, met la peau des oignons dans les fonds, la graisse des rognons à la friteuse. En un an, Alain PHILIPONET me forme à tout, des taillages aux ciselages ». Au Centre de Formation d’Apprentis François RABELAIS, le précoce véloce s’immisce dans toutes les charges nuancées du métier.
Le rigoureux qui n’accorde jamais sa chance au hasard s’amende au CFA MEDERIC 75017. Au Train bleu, rêve d’arrimage dans un port azuréen, sous la férule de Jean-Pierre HOQUET et Philippe DURUELLE, il s’extasie de ses deux années magiques dans un lieu mythique : « De la vraie cuisine à l’ancienne avec un saucier, un poissonnier, un garde-manger, un pâtissier, une légumerie, une boucherie et ses bêtes entières, des turbots, des soles ». Au vrai, dans ce rude microcosme sans rire ni sourire, le loyal qui déplore la fin de la conscription, se plaît. Au dé de la bousculade, le transi de l’herbacé déchiffre la béarnaise, l’hollandaise et autres vertiges de beurre blanc.
Foie gras à la périgueux, filet de boeuf Rossini, gratin dauphinois dans des plats à oreille, gigot découpé en salle, cette haute cuisine française ne lui dissimule plus aucun secret. Le majeur acquiert son premier Guide MICHELIN, postule séance tenante dans l’élite étoilée parisienne. Le survolté se déplace, observe Alain SOLIVERES trier quatre-vingt kilos de girolles chez TAILLEVENT. Les ors, lambris et costumes le médusent : « Autant aller en Formule 1, en Ligue des Champions, jouer avec les meilleurs ». L’aîné tenace à la triple culture, comblé par ses vacances égyptiennes estivales, se précipite sur Thuriès Magazine : « Ça fait rêver, triper, de voir Anne-Sophie PIC ou Christophe BACQUIE ».
Au SENSING* 75006, en 2008, le sous-ordre de Rémi VAN PETEGHEM s’instruit des techniques nouvelles sous-vide et des jus réduits. Il file aussi sec chez ETC* 75008, sous la houlette de Bernard PINAUD : « un grand monsieur, une claque, humainement ». Le jeune effronté de 21 ans passe directement dans la cour des grands. Au Pavillon LEDOYEN, le grand jeu de Christian LE SQUER le tire soudain vers le haut par sa créativité, sa technicité, une intensité de travail et de compétition jamais éprouvées auparavant. Les essais incessants parviennent à effacer la technique par l’émoi.
L’ambitieux à l’allégresse ouverte cherche son style. Après une brève expérience avec le MOF 1991 Claude LEGRAS**, à Genève, au FLORIS, il court au prestigieux Hôtel RAPHAËL, en 2012, pour prêter mainforte à Amandine CHAIGNOT lors de l’ouverture. Trop lent, trop long, l’ennui le grignote. Le chef de partie aguerri, à la vingtaine, va enfin trouver l’emballement violent chez LASSERRE**, auprès de Christophe MORET : « Une maison de malade, le goût profond, extraordinaire, la culture des produits nobles, je deviens un vrai cuisinier ».
Le fidèle lieutenant sous-chef suit son mentor, en 2015, à l’Abeille**, au Shangri-La. Dans le haut luxe, à 25 ans, les créations végétales l’emportent. Le Chef se pose à L’Oiseau Rive Gauche en mars 2019, maintient l’étoile. Ce fulgurant parcours se traduit logiquement par une connaissance fouillée des strates et des stades de la profession. Sans transition, en septembre 2022, le virtuose des agrumes provençaux à l’aneth et à la graine de courge au pilon rachète « un bar à couscous, buffet froid à volonté », dans la petite rue Hérold : « Pendant un an, je dormais dans le restaurant pour diriger tous les travaux, tout a été pensé en amont avec les architectes Hauvette et Madani ». L’étoile étincelle en 2023.
Avec un paysage culinaire qui tourbillonne autour du produit, de ses fines déclinaisons, de ses images actuelles et mémorielles, le jeune chef sis à deux pas de la place des Victoires crée un imaginaire dans une présence. Les légumes et les condiments structurés tels des éléments à part entière dialoguent avec des fonds alchimiques. Dans cet art culinaire contemporain, le produit ne prévaut plus, le plat ne s’attache plus à la protéine. Les arrivages de la mer le dictent. L’ordre des choses renverse les choses de l’ordre. Il ne préexiste plus de bornes ni de limites.
Dès lors, la trame sucrée diffère par de subtiles discordances salines : « Décaler les mondes pour mieux les réinterpréter ». La complexité de la quête aboutit à des desserts de cuisinier détournés. Les jus végétaux s’invertissent en esprits animaux, se placent dans une centralité de l’attention, un fragment festif régressif. L’animalité se mue en condiment. Le vinaigre de laitue de mer, brin marin d’éternité, inverse l’intériorité du substrat.
L’extraction de topinambour se conçoit en glaçage de viande aux coraux : « Un jus de veau reste un jus de veau mais nous désirons retrouver les sauces et les condiments dans leur profondeur ». Cette cuisine de voyage libre dans un perspectivisme à l’impeccabilité onirique s’élabore en mouvement à l’image d’un vin, d’un parfum, de la justesse d’une texture, de la distance intime d’une acidité ou de la fragilité granitique d’une amertume : « une balance à trente centimètres de moi et la sauce figure la rivière au deuxième plan du tableau. On ne décide pas d’un grand plat. Cela ne nous appartient plus ».
Par-delà toute modernité ou postmodernité, le grand de demain et surtout d’aujourd’hui affirme une osmose de soi, une pratique éthique de la quintessence calme, un dépassement de la « détresse du présent » au sens de l’interprétation de Dorian ASTOR sur Friedrich NIETZSCHE : « Il y a deux mille ans, les hommes créaient déjà des fermentations. Ma tante en réalise de magnifiques avec des olives aujourd’hui ». Le poupin vibrant sans compromis ne conte pas de narrativités étendues mais suscite de fortes émotions.
« Le restaurant n’existe pas, c’est un écrin, une maison de cuisiniers. Le client rentre, salue la personne de son choix à son arrivée. Le cuisinier voit enfin les visages des hôtes ». L’ouverture de la mélodie compresse une langue de bœuf laqué et de l’oignon frit. La feuille de vigne en tempura donne le là du condiment pois chiche épicé. Le pain de volaille croustille aux anges de l’ail moutardé. Le feuille à feuille de foie gras et ses champignons franciliens se condimentent toute anguille fumée dehors. Les asperges rôties de Jérôme GALIS végétalisées à l’aromatique pistache sicilienne augmentent le fruit de la passion. Le déjà couronné croq ris de veau assaisonné à la grenobloise tapisse le silence spiralisé en pâte de colombe de la Saint-Jacques de la baie de Seine, acidulée à l’oseille.
L’agneau du pays d’Oc, de la tête aux pieds, le pair de la mère, une évidence épicée par l’estragon, nous éblouit autant que la pomme de terre blottie dans la vanille de Madagascar au vieux xérès. Un pur chocolat péruvien au parfum iodée console de toute absence de téléologie. Omar DHIAB, joueur et rieur, sur un fil de crête, dans la joie du trouble d’une saveur, chemine par « irrégularités régulières », imperfections abouties. Empreinte des origines, aube et aubade, le gâteau de semoule léger à la fleur d’oranger éclaire le café.
« Rien d’oriental, rien d’égyptien, une boisson d’accueil, le karkadé, infusion de fleur d’hibiscus, une feuille de vigne, entre les deux, tout est français ».
Photo de la salle : Hauvette Madani11©Adel Fecih