En 1966, dans la banlieue nantaise, arrive un gros gabarit, futur sportif des neiges. L’arrière-grand-mère paternelle, chouanne, saute ses pommes de terre, elle grommelle : «Tant que le beurre ne mousse pas, ne roussit pas sans brûler, rien n’est bon». En CM2, le gentil bonhomme précoce salive sur le chemin du goût. Tous les cadeaux existent en gâteaux. Toute la tribu estime les dispositions de la table. «Ma mère et mon père cuisinaient très bien. Pour mes 10 ans, je préparai un poulet dominical aux écrevisses».
En 1983, l’apprenti hâbleur commence dans la plus belle maison de Nantes, Joseph DELPHIN**. Dans cet établissement à l’ancienne, dans un temps pas si lointain mais pourtant bien révolu, dirigé par le secrétaire des maîtres cuisiniers de France, compagnon du Tour de France, qui forma Christian TETEDOIE, tout sort du four de A à Z.
«Deuxième ouvrier, je cueillais les orties sur les bords de Loire pour la soupe, j’assommais les poissons de rivière avant de lever les filets vivants, les cuisses de grenouille». Le meilleur jeune de Vendée, à l’Ecole Hôtelière «Les Sorbets de Noirmoutier, passe un CAP cuisine classique. A 18 ans, un ancien de «LAPEROUSE», Jean-Claude POULNAIS, l’accueille au «Jacquominot Graff» à Paris. Son service rendu à la Nation éveille le futur Chef de la «Mère POULARD» (1995-1997), chez les «Chasseurs Alpins» de Varces : «La niaque et peur de rien». Chef du Colonel, le protecteur des océans, réalise, devant trois généraux médusés, un de ses premiers plats-signature : «ragoût de saumon frais au sauternes, purée de fenouil».
Entre 1987 et 1991, une séquence de cinq années détermine son avenir aux postes de «Chef de partie» et «Premier Chef de Partie». Au «Pavillon Elysée LENOTRE»** puis chez l’ineffable taiseux flamboyant, Jacques MAXIMIN** aux commandes du Pavillon d’en-face, LEDOYEN, aux côtés de Philippe GAUVREAU mais aussi de Philippe DORANGE, le malabar du homard aborde ensuite l’ARPEGE, lieu féerique du «génie culinaire» de la rue de Varenne, Alain PASSARD***. «Ces deux chefs changèrent ma vision de la cuisine, aucun maître n’accepte les moules, des immenses visionnaires».
Second de cuisine de la «Maison de l’Amérique Latine» entre 1990 et 1995, le judoka émérite rencontre un grand chef japonais, Yasuo NANAUMI, longtemps aux côtés de Pierre GAGNAIRE.
En 1998, le connaisseur ravi intègre l’équipe renommée de LADUREE Champs-Elysées qui comprend alors une célébrité montante des douces architectures, Pierre HERME et un as sacré du salé, Patrice HARDY aujourd’hui, à Neuilly, à la «Truffe Noire». L’influent Christian WILLER l’appelle sur la côte où le membre du Grand Cordon d’or gagnera son premier galon au «Port Palace Hôtel» de Monaco. Le monteur de la carte des ZEBRA SQUARE Monaco/Paris/Moscou (2000-2005) n’aime rien tant que le métissage culturel, cette cuisine française d’horizon nippon, le goût de la différence. Le modernisme contemporain creuse les bases classiques pour échapper aux codifications sans oublier les codes.
«Ouvrier en construction», le chef du Cap Estel essaie la perpétuelle simplicité ignorante des osmoses, la transgression de l’équilibre, la finesse par un fumé sous cloche opalescente, loin du spectacle. «C’est compliqué de parler de la fabrique dans sa tête, la cuisine me tient en pensée jour et nuit. Ma femme cuisine très bien. Cuisiner, c’est vivre». L’ancien conseiller culinaire de l’Hôtel Saint-Martin, à Belleville, poursuit sa ligne de digestibilité avec des assiettes à la technicité invisible emportée par une élégance patente dans l’analogie métaphorique entre carotte et mimolette, croquant/craquant, moelleux/croustillant. Sans aucune brutalité mais avec une douceur toute féminine, le «géant» qui pose ses petits pois, radis ou autres févettes de l’arrière-pays à la pince de chirurgien, magnifie les vinaigres balsamiques LEONARDI dans des déclinaisons polymorphiques glacées.
«Mon adoration des légumes me guide à une ferveur pour le végétal». «Transcender la simplicité est une forme d’élégance» répète à l’envie le Chef heureux dans son jardin potager médiéval dont les restanques surplombent le Domaine. Une rage printanière, un ensemble aérien et des plats végétariens. Le bouillon du risotto ne comporte pas moins de quatorze légumes. « La maîtrise n’exclut pas la mise en danger sans filet» entre l’extrême orient et la belle bleue. «Un cuisinier se construit autour de voyages initiatiques, d’impulsion, d’analyses. La cuisine, honnête envers soi-même, consiste à ne jamais sur-jouer». Dans le «Tartare de loup au caviar», l’osciètre royal «roule en bouche». Les textures résonnent justement avec les températures, les matières ne font pas de manières. La vinaigrette d’orange sicilienne embrasse la Saint-Jacques, le citron son acidité. Le sucré cèle tout. «J’ai été bercé par des pâtissiers tout au long de ma carrière».
Sans violence, avec l’aménité de sa tendresse, avec des concentrés de tendreté, pointilleux et pointilliste, Patrick RAINGEARD retourne à l’assoupissement de l’enfance qui vaporise soudain notre visage caressé par les embruns marins. Notre cerveau flotte dans une vielle bibliothèque britannique avec ses sentiments instantanés. La gavotte danse autour du café. La terrasse tangue dans ce paysage iodé d’arbres parasols aux sentiers frayés par le Baron Nicolaï Vladimirovitch Staël von Holstein. Une halte éternelle.