Or, auparavant sis au 22 rue de Vaugirard, en face du Sénat (75006), Christophe Courgeau, né le 5 février 1971, parisien d’Evry, n’appartenait pas vraiment au cénacle des étoilés, au landernau des MOF chevronnés. Il exerçait le doux métier de « Directeur du recouvrement et de la facturation » dans les télécommunications. Ce brillant cadre supérieur au parcours classique (Bac B, Prépa HEC, EDC) exécutait ses classes sans heurter sa famille, laquelle ne s’imaginait absolument pas compter un maître queux parmi les siens. La fréquentation des jardins artistiques de « La Défense » ne conduit pas toujours aux arts de bouche. Quelle langouste vous pique pour passer de la finance au financier ?
A 24 ans, les pieds dans la campagne, notre homme sévissait chez Hewlett-Packard comme « analyste crédit ». Deux années s’écoulent en quelques secondes. Il virevolte dans une filiale d’OTIS au titre de DAF. Monsieur Courgeau fait dans la porte automatique, la maintenance et parfois même la barrière levante. Bien étrange garçon qui rejoint les télécoms à 27 ans pour l’abandonner en 2002 grâce à un départ transactionnel. Par delà les effets de la mondialisation arachnéenne, il y avait là anguille sous roche, baleine sous gravillon. Son intime conviction le guidait ailleurs, vers des cieux davantage charnels. Sous le bâton de maréchal pour le plaisir des parents fourmillait un autre métier, une passion sanguine : la Gastronomie !
Elle rythmait depuis longtemps le quotidien, les jours et les saisons, comme un vieux passe-temps ami, démoniaque, affectueusement conservé, en secret. En 5ème, l’homme qui aime les roses et les légumes, concoctait des déjeuners parents professeurs afin de payer ses voyages romains. L’ambition reportée, l’énergie contrariée, poignait à l’horizon. Dans un monde confortable, parents et professeurs élident les métiers manuels qu’ils tiennent en abjection. Aujourd’hui, devant la pénurie grandissante des postes artisanaux, Christophe Courgeau ne regrette rien. Pis, il affiche la mine réjouie de ceux qui choisissent un chemin en leur âme et sans conscience. A 30 ans, il jeta le bébé avec l’eau du bain, en amateur éclairé, sans complexe, pour suivre sa destinée.
Cet admirateur infaillible d’ Alain Ducasse duquel il a beaucoup retenu (technique, décoration, assiette, saveurs) connaît pourtant le subtil hiatus entre son idéal de cuisine et la gestion quotidienne d’un petit établissement. Les légumes se placent au nœud de sa manière. Ses livres de chevet traitent du poisson et des épices africaines. Eloigné de ses grands parents bourguignons mais non de son inconscient, ce natif de Longumeau, a souvenance de ce pater familias 19ème « exotique » classique, né à Tananarive et de sa grand-mère paternelle malgache.
Les goûts de l’enfance enivraient la maisonnée. Ils paradaient en féerie îlienne : romazava (un bouillon parfumé à base de viande et de brèdes ) ; ravitoto (un ragoût de viande de porc mijoté avec des feuilles de manioc pilées). Rappelons, ici, que « brède », mot d'origine portugaise (provenant de "Bredos ou Credos") s’emploie dans les Mascareignes et désigne certaines plantes ou légumes. Deux catégories de brèdes existent suivant leur saveur. Les brèdes "mamy" présentent des feuilles douces également nommées brèdes morelles par les Français. Les brèdes "anamalaho" apportent par contre une saveur chaude et piquante aux plats, dénommées également brèdes "mafana" (brèdes chaudes).
En 2001, Christophe Courgeau collabore au restaurant « Canard » (75017) tenu par Jean-Luc Larcade, un ex de la Tour d’argent. Il essaie de le décourager, notant la folie furieuse de ce curieux garçon de toutes les techniques. A l’INFA (Institut National de Formation pour Adultes), non loin de Chantilly, il passe un CAP accéléré. Il touche au sublime de la cuisson des poissons chez Alain Passard. Grâce à Hugo Desnoyer, il redécouvre la saveur oubliée de la chair du cochon. Un animal différent venu de Dordogne, épais, dont la texture ressemble à celle du veau. Idéal rosé.
En 2003, le saut dans le vide, « Au Gourmand » ouvre ses portes. Hervé de Liboutin et Christophe Courgeau cherchaient un concept, un lieu. Les banques ne goûtent guère les autodidactes. Déterminés, attirés par la bistronomie, ils pensent à des tables renouvelées sur 32 couverts, des menus abordables (22 et 39 euros), des formules attractives, principes concrets intégrés dans leur passé de gestionnaires. Le succès arrive immédiatement. De l’amateurisme au professionnalisme en un pas. Le stress ajoute de l’embonpoint, la vie change brutalement. Au fil de l’âme, Christophe Courgeau digère mal les critiques des amis, habitués, exigeants. Une curieuse profession que celle de la restauration où les clients vérifient sans cesse le contenu de vérité des guides. Le client remercie vivement au moment de payer, acte de satisfaction suprême, qui vient récompenser le cœur à l’ouvrage du cuisinier.
Christophe Courgeau ne pratique jamais une vision légumière de la cuisine mais il met en avant tous les légumes de Joël Thiébault le célébrissime maraîcher starisé de Carrières-sur-seine. Cet intérêt profond toujours ébahi pour les vieux tubercules s’origine sans doute dans le jardin potager de ses grands-parents maternels, dans le souvenir auxerrois de son enfance estivale. Son amour des roses et des légumes provient de ses déjeuners de fruits, sur l’herbe, à écosser les petits pois.
Ces odeurs sucrées, ces textures délicates ne s’oublient pas. Cette cuisine attentionnée privilégie le raffinement et l’équilibre, la touchante sensibilité de la pomme de terre ratte de Noirmoutier. Elle tourne autour de l’emblématique pain perdu. Malgré la formation haut de gamme de Christophe Felder (Meilleur pâtissier français 1994), les desserts font souffrir. La pâtisserie exige une rigueur mathématique pour la sensation du produit. Les nouvelles technologies (cuissons sous vide, four à vapeur, émulsions) intriguent notre gourmand. L’école du feu s’efface petit à petit pour laisser place à une vision différente : cuisson à basse température, sauces mousseuses et légères.
D’un naturel timide, Hervé de Libouton, son comparse, né en 1965, ancien journaliste au guide Curien de la Champagne (Rédacteur en Chef de la revue vinicole internationale), grâce à son accueil exceptionnel, réussit à vaincre sa réserve naturelle. Il estime que, dès que le client rentre, le « show must go on ». Plongé dans « Le grand restaurant » de Louis de Funès, il aime à recevoir ses hôtes sur sa minuscule scène de théâtre. Professionnels convertis, ils choisissent méticuleusement leurs critères de succès : salle et cuisine séparées pour éviter les interactions stressantes, localisation précise dans un quartier d’affaires, résidentiel, touristique. Le temps du service, tous les soucis s’envolent.
« Au Gourmand », derrière une façade anodine, sculpte un lieu intime qui incarne parfaitement ses deux dirigeants. Une Maison reçoit un Client, comme à la maison dans un décor contemporain d’un siècle. L’abécédaire des pointes de la modernité : une carte de cafés choisis, des double (riche idée), du gibier à plume en saison (Grouse écossaise, palombe), des poissons sauvages (bar, daurade, lotte) de la SDAB de Carantec ou du thon sétois.
Christophe Courgeau ne travaille que ce qui se vend donc plaît. Cet équilibre pragmatique judicieux, il le tire de son passé comptable. Il attache toute importance au « rapport prix plaisir ». Un restaurant, a fortiori de 40 couverts, demeure une entreprise. Dans un quartier qui fait le plein entre le 15 septembre et le 31 décembre, une cuisine de fraîcheur s’impose. Le client surveille son ticket moyen, il prend conscience de l’importance des fruits et légumes. Le poisson prime le soir pour les hommes dans un souci d’esthétique.
A l’aise, le client accorde sa confiance dans une chaleureuse ambiance de maisonnée. Hervé de Libouton, d’une enfance en Dordogne et d’un père amoureux du Bordeaux (1200 références), a monté un livre de cave pertinent en maître de maison sagace. Sa connaissance pointue des petits et hauts flacons (Cuvée « Les Picasses » de Pierre Breton, par exemple), son goût aigu des relations publiques l’incline à aimer le plaisir de faire plaisir. Touchés, émus par cette écoute au gré de l’âme humaine, des clients réguliers tournent en amis, couvrent de cadeaux. Une folie totale, un lieu original. Un accueil, une assiette, une osmose. Un instant, une promesse de bonheur.
Photos : 1 : Christophe Courgeau et Hervé de Libouton – 2 : Les langoustines d'Ecosse marinées "comme un tartare" et pommes de terre au beurre d'algues - 3 : Le risotto onctueux aux morilles fraîches et parmesan avec féves et brocoli - 4 La brioche façon pain perdu avec cerises Amarena et glace aux pistaches de Sicile – 5 : Une alcove de la salle.
AU GOURMAND
17, rue Molière
75001 Paris
Tel : 01 42 96 22 19