Progression étoilée rutilante, petite quarantaine audacieuse, habite sur une terre ancestrale. Dans l’ascétique enjoué restaurant « Sa Qua Na », l’élégant dépouillement de la limpidité accessible, la lucidité déroutante de la rencontre charnelle surprend le peuple.
Le site de la naissance entoure l’enfance de « bonnes choses ». Le plaisir généreux de la table enflamme « les deux parents fonctionnaires ». La grand-mère paternelle grave « le côté nourricier ». Dans le logis, les fées abondent, point de péril mais justement l’essai de la délicieuse cuisine populaire. Dans une ferme auberge, « La Calmette », la fratrie du lac du Paradou, entre Millau et Rodez, pétrit la « Pascade », cette étrange galette sucrée ou salée, œufs battus nourris de farine, drôle d’omelette jamais baveuse parfois surmontée de ciboulette ciselée, améliorée d’un peu de crème ou de lait. Plat de ménage rouergat élaboré sur le pouce pour le labeur des champs, mise en bouche paysanne dans les petits restaurants familiaux aveyronnais, à huit ans, Alexandre BOURDAS en ingurgite à volonté en quantités phénoménales dans des plats en aluminium Intimité du geste inaugural, boulimie de bouffe, préhistoire sensuelle de la politesse, fracas du dress code.
« A 33 ans, quand j’ai ouvert mon restaurant, je me trottais la tête sur les amuses-bouches, la pré-entrée, pas une verrine mais une signature, j’ai pensé à un simple appareil : sucre, beurre, farine, huile de truffe, un rituel ancestral authentique ». Notre ex-chef-pâtissier, certain de sa prestance, saisit sa chance des décodages. « Un jour, j’ai failli décrocher mais j’ai bien compris qu’il fallait aller au fond de soi, de son expression en s’émancipant de tous ses maîtres ». Sans volonté formelle, l’expression de notre amoureux du pays de l’origine du soleil présente des gâteaux, une simple salade savamment assaisonnée avant les fromages. Tranchant, le chef tranquille de la ville aux façades d’ardoise enfonce le propos : « Seule la gourmandise me guide. Ni style, ni limite, ni code. Toutes les recettes viennent de mes racines, de mes émotions gustatives, de mes mères et de mes grands-mères ».
Notre entrepreneur, ardent défenseur de la RTT version ¾ (trois jours travaillés, quatre jours de repos), dans les eaux bleues de Courbet, prête une extrême attention au confort de son équipe en croissance exponentielle (de 2 à 13 personnes en 6 ans), à ses 28 humains par service. Sentiment et discernement, sens du mouvement immobile, tranquillité philosophique de l’acte de nourrir, perfection orientée clientèle, notre pré-quadra jubilatoire dont la maturité stupéfie donne la sensation d’avoir beaucoup appris, presque tout compris auprès des GUERARD, MARCON et autres BRAS mais également de la rencontre du Japon et de l’Aveyron, du Maroc et du Vietnam. Cette cuisine en fluide liberté, jamais prisonnière des rictus de son temps, recherche la pureté du minimalisme joyeux qui fait fruit de tout. « Après avoir tapé dans tous les sens pendant des années, j’atteins le cœur à 37 ans ». Débridé, « paresseux », notre pêcheur en haute mer estime la méditation sans contemplation, guette son temps.
« Je ne travaille pas pour apprendre, le monde me stimule, je ne prends pas de cours, je ne vais pas à la source du produit. Je me promène en vélo, je crée une cuisine populaire et gourmande qui vient des tripes. » Cette austérité de la jouissance use de la transparence nipponne de la technique sans techno-émotions. « Je mange, je ne réfléchis pas. Les fleurs assaisonnent. La spontanéité prime la réflexion. Mon estomac parle ». Cette gastronomie d’inspiration respire les retrouvailles de l’entrevue. Elle n’attend rien ni personne. Elle joue juste le sentiment équilibré de la joie de vivre en dissimulant son travail par inadvertance. « Je ne suis pas malheureux mais je me pose des questions sans arrêt ». Sans aucune sophistication intellectuelle, elle ressuscite nos sens premiers de l’apaisement de l’ingestion. « Il faut s’en tenir au plaisir, au climat, oublier l’espace et le temps ».
Cet exercice spirituel de l’abolition nous apostrophe : manger, cette action mêlée de halte transitoire et d’inoubliable éphémère, convie à une érotique féroce de l’instant. Dépenser sans penser, savourer sans ordonner, la sensualité pâtissière lève un empire. « Le plaisir sexuel n’a pas d’ordre ». Des truffes, des caramels, ne pas tuer l’issue. Notre cycliste musarde, freine, grimpe, sprinte. « Hyper gourmand », captivé par les formes architecturales sucrées, « je cherche un carré de chocolat comme un fou à la fin d’un repas ». L’excellence pâtissière du « grand de demain » 2000 lui garantit des mouvements affranchis, une temporalité dynamique des cheminements, une mesure indigène. Des virées, des irisations, des aspérités de son caractère, il conçoit une disposition « artistique » entre le chagrin et l'euphorie. « La cuillère et les aliments font ma psychanalyse ».
Des jours durant, de temps à autre, la puissance de créativité se tarit. « Rien ne peut m’arrêter, une nécessité pour tenir debout, poursuivre mon plaisir ». L’ex-directeur du « Michel Bras Toya Japon » visualise ses assiettes, gage le sucré-salé de la cacahuète. Il marine ses épices, gingembre et ras el hanout. En indéfectible aveyronnais, il implore : « Le jambon : vital pour moi ! ». Féru d’architecture, fou d’ébénisterie, il dessine lui-même les meubles de son espace culinaire. « La cuisine définit ma force de médiation ». Enigmatique intitulé pour un lieu de goûteurs dans un ultra touristique port normand en Calvados, davantage célèbre pour ses toiles d’Eugène Boudin. « Saveurs. Qualité. Nature ». En japonais, « SAKANA » annonce poisson. En 2004, Alexandre BOURDAS offre un poisson-bijou à sa femme, Delphine. Sa nièce lui dessine un poisson. En se baladant le long d’un volcan nippon, la triade surgit par humour et détour phonétique : SA. QUA. NA.
Cette fabuleuse suite de circonstances créée un étonnant jeu de langage, unique, dans le microcosme étoilé. « Mon dernier jour au Japon. A Sapporo, Mr Watanabe, triste, arrive avec un grand papier noir entouré de blanc, un regard et il écrit poisson. Ce papier en main, j’ai eu l’idée, quoi qu’il arrive, d’appeler mon restaurant SAQUANA. Un nom hors norme ». Alexandre BOURDAS bouillonne en paix. Sa cuisine oscille entre l’expression plastique de soi et l’œuvre du temps. « Quand je suis à la maison, je fais des kebabs, des crêpes, je gueule. Je prends le temps pour me ressourcer, réfléchir, partager, voyager.». « J’étais soulagé mais triste de quitter le Japon. Le pays où je me sens bien c’est le Japon. J’apprécie les japonais, durs par l’esprit de travail, le mot respect, la droiture ». Actuel, intempestif, Alexandre BOURDAS appelle la volupté dans l’ascèse de la rigueur qui procure la jouissance. Au-delà. Cette physique de la « gustativité » équilibre intérieur et extérieur.
« Ma vie est mon œuvre ». Distinction obsessionnelle du cuire, épure de l’assaisonnement, Alexandre BOURDAS écarte les apories jusqu’à la solitude. « Carré truffe. Purifié. Nulle hauteur, sans coulis, sans caramel, un parti pris non démonstratif mais monstratif ». Ce transport enluminé de l’expérience de la transcendance traduit une géométrie de l’audace. « Hyper réductif, hyper explosif, des complexes de lumière ». Cette logique de la simplicité, aboutissement ludique de l’effondrement des référents, délimite un autre cadre référentiel dans l’émotion virginale de la précision du chaos. « Le restaurant est un concept à casser. Le monde gastronomique s’est perdu dans une auto-référentialité. A rebours de soi-même, narcissisme trop poussé du nombril. Tout le monde : guides, clients, journalistes s’éloignaient de l’essence même du plaisir de se retrouver autour d’une table ». Politique du goût, sémantique de la mutinerie.
Alexandre BOURDAS, en chef de file remonté, défend une idée de la gastronomie par le pouvoir de la reconnaissance. « Je crée trois tableaux mais mon œuvre de conceptualisation commence. Les restaurants proviennent des bistrots en zinc. Une cuisine ne fonctionne pas de façon militaire, inhumaine. Qui a dit, démontré, écrit de façon sociale, thérapeutique que le service se fait par la droite ? Qui a éloigné le pain de la table, qui incarnait la première chose sur laquelle le papy faisait une croix ? ». Alexandre BOURDAS brise l’arbitraire de la codification, la rage du goût au corps dans une fête gauloise à l’humour Borgia. Loin des arrogantes impostures du bien-manger, il regrette l’absence de politisation des enjeux. « Insistons sur l’écologie spirituelle entre les hommes. Comment vivre, travailler différemment. Nous ne sommes pas des magiciens ni des politiciens mais nous assistons au début d’une transformation. Nous popularisons la cuisine ».
Alexandre BOURDAS démaquille la table, lui restitue sa familiarité par un « retour à l’authenticité ». Son menu unique change tous les jours. Mieux, toute la journée ses menus muent. Une forme qui emporte des forces, une pulsion, une conversion. Des textures, des soupes fluides presque figées, des bouillons asiatiques entrelacés. Aucune prétention mais une tension tranquille. « Un moment de goût, une passerelle ». Une marelle de l’instant. « Je ne veux pas ennuyer longtemps avec ma cuisine. Un jour, dans quinze ans, je raccrocherai les gants car je n’aurais plus rien à faire sur le ring. Je m’inscrirai dans une période, une époque, un engouement. Ensuite, je veux disparaître, décrocher. Je ne suis pas seul, je ne suis pas Dali mais je vis dans un horizon générationnel. Des trames nous portent consciemment et symboliquement. Des générations pèsent sur les autres ». Tendus entre horizon d’espérance et ritournelles optiques, nous retardons le passage de la pascade.
Sa. Qua. Na. - Alexandre Bourdas
22, place Hamelin - 14600 Honfleur - Tel : 02 31 89 40 80