Par Fabien Nègre
L’aventurier philosophe naît dans le Canton du Valais, à Sierre. Au sein de ce pays viticole, le père jardine ses vignes, l’oncle cultive ses ceps. « J’ai été élevé, j’ai grandi là-dedans avec le côté très contraignant des terroirs difficiles à travailler, tout était fait à la main, à la pioche, des vignes en coteau ». Le créateur de la revue trilingue (français, anglais, allemand) VINIFERA ne prise pas trop la taille, privilégie le hockey sur glace, « une institution », avec ses camarades. Précoce et véloce, il saisit vite que le vin « forme un liant social, un vecteur de communication mais surtout une boisson ».
Les jeunes Valaisans ne plaisantent pas, ils éclusent. « Une descente infernale », vieille tradition médiévale. L’éveillé de la désalpe connut aussi ses heures d’ivresse un peu outrecuidantes. A 16 ans, encore collégien, un ami lui apporte une vibrante fiole. Il la partage en secret tel un baiser : « J’ai une espèce de révélation. Je me souviens du côté cristallin, un vin blanc de Charles CALOZ, l’oncle de Maurice ZUFFEREY. J’ai ressenti le goût vrai du vin, non plus une boisson mais une élévation, une attention intérieure ».
Au creux blotti du Val d'Anniviers, sur cette route escarpée, tortueuse, trônait une petite chapelle, la bouteille dormait. L’homme d’altitude, affleuré des tunnels rocheux, savait déjà, à l’aube de sa majorité, l’éros de la connaissance. « Toute géographie est d’abord liquide » (Vinifera 49, p.2). Le vin, dans une toile stahlienne et sans doute une voile pétrifiée aux firmaments céruléens, comme transfigurée par la matière, baignerait sa vie tout à coup dans un dessillement du regard. A la même époque, le monde du goût se dévoile à lui dans sa contemporanéité.
Entre 1966 et 1974, le jeune homme se retire dans le plus ancien monastère d’Occident, à la Royale Abbaye de Saint-Moritz : « Une nourriture exécrable, j’ai souffert de la faim… ». Quand il retourne voir ses amis d’enfance, il se pique aux jeux de la dégustation dans le parallèle gastronomique. Sa mère italienne lui murmure à l’encan en sourdine : « Tu es très difficile ». Malgré son amour de bien faire, il n’aime pas sa cuisine. L’hérétique consacré, interne entre 12 et 20 ans, évite l’exclusion in extremis.
La branche de sa famille de notables notaires le toise : « Oh mais Jacques, c’est un anarchiste ! ». Les fins becs égayent le creuset familial : « A Noël, une cuisinière était invitée par un de mes oncles pour confectionner un pâté en croûte inoubliable ». Dans cette vie déjà augmentée, celui qui se classe régulièrement parmi les cinq meilleurs dégustateurs du monde n’a de cesse d’accroitre sa puissance d’exister tel un mystère. Avec son accent valaisan prononcé, un de ses proches révèle : « C’est une locomotive qui ne se rend pas bien compte qu’on ne peut pas la suivre ».
La future figure éminente du monde viticole suisse attachée à son identité racinaire estime que rien ne va jamais assez vite. Fluide, imaginatif et rêveur, tourné vers l’universel, indomptable, dans la tension féconde de ses contradictions, le cheval de feu accélère mais fuit les honneurs et la gloire. Entre 1974 et 1978, l’étudiant, auteur d’un mémoire sur la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty à l’Université de Genève s’étonne de la prédiction de son professeur de logique, le Père COTTIER, qui deviendra plus tard l’éminence grise de Jean-Paul II : « Futur chômeur ». Pendant dix ans, le membre permanent du Grand Jury Européen professera la philosophie en traversant le vignoble, en solitaire, durant ses trois mois de congés annuels.
La vigne et le vin ne brûlaient pas les planches. Benoît PEETERS, élève de Roland BARTHES, auteur d’une autobiographie culinaire intitulée « Comme un Chef » (2018) et préfacée par Pierre GAGNAIRE, l’initie à la grande cuisine. A 30 ans, en 1984, il ouvre l’un des premiers bars à vins de Genève, « Le Ballon Rouge ». Dans la foulée, avec quelques amis passionnés, rêveurs et volontiers iconoclastes, il fonde le Club des Amateurs de Vins Exquis (CAVE), une association informelle ouverte à toute personne intéressée par le vin ou qui souhaite le devenir. Elle diffère d’emblée dans le monde du négoce conformiste et cloisonné.
Dans les années 80, une nouvelle génération de viticulteurs voit le jour, exigeante et ambitieuse. Une révolution qualitative s’accomplit mais elle nécessite des ambassadeurs qui les accompagnent et les soutiennent afin de faire découvrir leurs vins. Les prescripteurs changent eux aussi. Un nouvel horizon du vin s’ouvre. Le CAVE compte aujourd’hui plus de 10 000 adhérents.
Référence incontournable dans le monde des amateurs de vins, le Club jouit d’une réputation internationale mais conserve sa philosophie originaire : placer la relation au centre de toutes ses actions, défendre une idée du vin qui, à l’écart des modes et des courants, privilégie les vins de lieux, de terroirs et d’énergie ainsi qu’une esthétique du vin dont les vertus cardinales tiennent dans la finesse, la précision, la pureté d’expression et l’harmonie.
Cette procession se présente sous la forme d'un voyage dans « l’archipel du goût ». L’œnologue découvre le Cornalin, une charnière dans l’histoire. D’une fantastique robe cerise foncé aux reflets violets, ce cépage autochtone déploie une force fruitée hors norme, une jeunesse insolente, un corps à la fois élancé et vineux, tonique et frais. Avec l’humagne, sans conteste le plus grand vin rouge valaisan avec ses notes épicées de girofle et celles fruitées de cerise noire. Le blogueur deleuzien des 1000 plateaux emporte une génération de vignerons - Maurice Zufferey, Marie-Thérèse Chappaz - qui révolutionnent la vigne helvétique.
« On déguste le vin par le nez aujourd’hui, ces numéros de cirques des sommeliers parfumeurs ont commencé avec Jules Chauvet. Dans une époque de réchauffement climatique, tout le monde parle de fraîcheur ». L’équilibriste jubilatoire cherche « ce bonheur dansant qui s’empare de nous quand nous rencontrons une forme de perfection ». Intarissable lapidaire, affable discret, il estime ses mots : « Le vin est fascinant, il est tout, c’est à la fois l’instant et la durée, l’espace et le temps, la synthèse de tous les contraires que nous ne devons pas perdre, il exprime le génie du lieu au sens romain, là réside sa vraie vocation, le terroir. Il n'y a pas que l’intervention de l’homme même si elle importe, le meilleur vinificateur du monde ne fera jamais un grand vin sur un terroir à blé. Le vin techniquement intéressant n’est pas un grand vin. Le cépage est un capteur, c’est le prénom et le terroir est le nom. Le climat est jeu du hasard ».
Ecriture de soi, le vin nous éveille, en amitié, en amour, sans dispersion. « Le vin est une méditation. Satori, réveil intérieur, éveil à percevoir une vérité intime difficile à cerner ». Admirateur de Lalou BIZE-LEROY, il écoute le silence, ce rythme envoûté de la beauté, la vitesse hallucinée de l’évidence, l’incarnation d’une transcendance, une expérience métaphysique. Le goût nous introduit dans la dimension supérieure de la verticalité.
« Sens médiateur par excellence » (Nietzsche), ouverture, synesthésie, grâce à lui nous percevons « par notre être-au-monde, par la coïncidence avec l’instant présent, avec ce que l’on goûte, la manière de l’incorporer, de le métaboliser, une espèce de transfusion ».
La présence au monde indique une immanence, un sacré sans transcendance. Le grand vivant s’aligne, ici et maintenant, dans l’infinité de la mer, au Clos Stegasta : « Un grand vin suscite une émotion telle qu’il y a un avant et un après, on passe dans une autre esthétique. Un recueillement, une communion. Le vin n’est plus alors cet objet esthétique que j’apprécie pour sa beauté formelle mais le vecteur d’une rencontre, un hapax existentiel c’est-à-dire un événement en relation avec le corps, son métabolisme et les sens, événement qui nous pousse à sortir de soi (extase), à partir duquel rien ne sera comme avant et qui constitue donc un point d’inflexion ». Face aux éléments présocratiques, énergie, magie de l’île de Tinos, sève et minéralité appellent une Alètheia, une vérité.
Poète des miscellanées sur le relief, l’écrivain esquisse des notes de dégustation, des impressions de sensations, des fragments d’hospitalité afin de comprendre « qu’un rêve sans étoiles est un rêve oublié ». L’ami d’Angelo GAJA sait qu’un grand vin exprime un jus de sol, une « musique liquide » (Josep ROCA), tient dans un miroir de terroir, un élan complexe vers l’ascension. « Ensuite vient le rythme, la lenteur, la pulsation du sang, du souffle, elle troue le temps comme on le dit des cordes, elle déploie la durée vers un ailleurs que je tente d’imaginer » (Vinifera 51, p.5).
« Le vin est instant et patience, fulguration et ascèse, la joie d’avoir une idée au sens deleuzien ». Déguster équivaut sans cesse à s’abstraire, clore les paupières dans « un travail d’anamnèse, un art martial, une prière monacale ». L’homme qui vit dans le Val Ferret, paysage sauvage entièrement préservé, avec ses vaches, une passion brûlante de jeunesse, nous murmure deux intrigues sublunaires dans son abécédaire des mots de la dégustation (Vinifera 53, p.4).
Le symposiarque grec, ancêtre du sommelier, déterminait ce que chaque convive pouvait boire en fonction de sa constitution et de son métabolisme afin de parvenir sur le palier de la bonne ivresse. Tous les invités suivaient les ordres du directeur de cérémonie. Au 12ème siècle, les Pères de l’Église, face aux excès des moines, inventèrent la sobre ébriété pour désigner l’ivresse procurée par la communion avec le divin. Afin que le dionysiaque se transforme en remède, la maîtrise dans l’excès domine l’excès de maîtrise pour ordonner son chaos intérieur.
A rebours de ses contemporains, Jacques PERRIN insiste sur la forme du vin, sa construction. Il interprète la matière, relie la saveur à l’origine comme dans un plat, sa limpidité, sa pureté. Le grand prix de la presse du vin 2008 émeut par une sensibilité hors-norme. Il suffit de savourer ses méditations sur l’effervescence : « Il ne faut pas manquer le spectacle éphémère des bulles. C’est celui de notre impermanence. La consistance de la mousse, sa tenue, ainsi que la qualité de la bulle, sa taille, sa finesse, sa régularité, la qualité du cordon qu’elle forme. L’attention à ce ballet, la collerette de mousse formée par les bulles à la surface du verre contribuent à la magie du champagne. Fascinant est le processus (dit de nucléation) à travers lequel se forment et se perpétuent les bulles, d’autant qu’on ne peut s’empêcher d’y lire en filigrane mouvements de l’âme, élévation et transports amoureux » (Vinifera 53, p.5).
Homme du soleil tragique, éclatant par l’affirmation de tous les sucs de l’instant, il vit la présence de l’accueillir dans l’affirmation féérique du présent. Un tourbillon de passions cristallise son exactitude. Le vin, le goût, la musique, la montagne architecturent l’unité. Il accorde aux mots le temps de l’amitié. Ce temps qui presse et qui passe étincelle dans l’urgence de vivre le silence de la contemplation méditative en pleine nature. « « Je suis le capitaine sur le pont du bateau. Chaque individu doit trouver le lieu et la formule au sens de Rimbaud ».
Il n’y a plus de rive sauf la parole charienne du resplendir dans l’effacement, sauf cette écume ténue entre le visible et l’imperceptible. La montagne recueille ses brouillards imprévisibles dans le feu de la fête. Les bouteilles remontées de la cave imaginent les retrouvailles avec l’ami qui s’éloignera tel un visage de sable à la lisière du silence. Nous n’entendons déjà plus rien dans la peau de la nuit, la soie de la soif. Pourtant, des éclats luminescents reviennent, des fragments scintillants font retour. La vie polymorphe foisonne, légère dans sa tombée de flocons, vibrionne.
L’astre ambassadeur de grands crus traverse, vélocité du mouvement cristallisé, présence en actes. Funambule de la sapidité dans la clarté aoutienne de la cordée, le philosophe du vin passe par lumineuse minceur. La voie porte en elle le nom haut de toutes les promesses. Le champagne de grande origine réclame la température idéale. Là où les vents soufflent à tout arracher, là-haut où l’asphyxie engourdit de plaisir, le « rêve liquide » paraît épiphanique. « Meursault Goutte d’Or 1996 du Domaine d’Auvenay ». La montagne éblouit. Dans les grands crus, se redécouvrent métamorphosées ou sublimées, les vertus de la jeunesse.
Jacques PERRIN nous bouleverse et nous ravit. Il nous exhorte à méditer l’aphorisme 290 de la Gaya Scienza de Friedrich Nietzsche (1886). Les êtres de premier ordre savent trouver leur fin de manière parfaite dans une mélodie de la pensée. Ils n’ignorent pas la régularité majestueuse d’une chaîne de montagnes qui meurt dans la mer où une baie achève le chant de son dévoilement. Il y a plus et sans doute plus vibrant. La seule nécessité consiste à donner du style à son existence, la seule activité grande et rare. Quand cet exercice embrasse la vie sur un plan artistique par des morceaux d’art qui charment le regard au prix d’un patient exercice, la laideur prend un sens sublime.
La forme réserve une vision des lointains, dans des espaces incommensurables. A la fin, l’œuvre s’achève dans le goût, la joie la plus subtile. Le vouloir s’abolit dans la vision de la nature stylisée. L’homme parvient au contentement du supportable. « Romanée Saint Vivant 1959 Marey-Monge, sidérant Meursault-Perrières 1969 de Leroy ». L’éleveur de Reines de combat, sous le charme bourguignon, aime à reformuler : « Mais le vin, nous le savons, c’est plus que le vin, c’est la vie ».
Cette métamorphose du temps qui flamboie dans la lumière ne subsume ni la trace d’une invisibilité ni la trame d’un franchissement. Ce désastre obscur qui troue le jour renverse la perspective. La mémoire que nous laisse un vin figure l’ami unique et irremplaçable. Déguster un vin tisse l’amitié pour nouer des aqueducs sur le monde, le temps qui fuit, la vanité de la douleur. L’ami comme le grand vin, ce feu silencieux et inextinguible, manifeste l’éternité.