ERIC BEAUMARD - PAR FABIEN NÈGRE

Majestueux fougerais, millésime 1963, directeur hors cadre du restaurant le « Four Seasons » de l'hôtel George V, le bouleversant Eric BEAUMARD appartient au cercle intime du gotha de la sommellerie planétaire. Son éminence, à l'onctuosité d'un cardinal, n’oubliera jamais que le vin, noble aboutissement parcheminé dans les saintes écritures, révèle un créateur de plaisir, de convivialité et d'espérance. Brève histoire d’un homme debout qui dément tous les linéaments de la résilience chère à l’éthologue Boris Cyrulnik pour en offrir une poignante exemplarité. Une rencontre invulnérable.
Sur les marches de Bretagne, en Ille-et-Vilaine, à 14 ans, le cep ne court pas l’horizon. La grand-mère paternelle, une fabuleuse agricultrice de Saint-Lambert-du-Lattay, tourne son riz au lait de ferme, rôtit son poulet quasi sauvage. Faire bonne chère émoustille. De 1977 à 1980, l’apprenti au « Roc Land » de Tremblay préfigure une personnalité timide mais trempée. Les grands-parents paternels, dans le Maine-et-Loire, résident non loin de Coteaux du Layon où la plaisanterie même sérieuse ne sied pas au divin breuvage. Le vin, alentour, symbolise « une chose très particulière, une valeur, une célébration ». Nonobstant, notre « Vice Champion du monde des sommeliers 1992 » ne goûte pas le cépage. « Je n’aimais pas le vin, je buvais des cabernets d’Anjou. ». La gastronomie le happe. En 1981, le voilà commis de cuisine à l'Auberge Saint-Sauveur à Rennes. « Je voulais devenir cuisinier uniquement pour voyager, me marier, apprendre à aimer. J’appréciais infiniment la cuisine, je ne voulais jamais la quitter.».

L’élan se brise le 23 mars 1982 : Accident de moto. Aorte coupée. Entre la vie et la mort, 18 heures d’opération d’urgence. Alors que sa propre mère décédait, d’un cancer, trois mois auparavant, à ses côtés, Eric BEAUMARD espérait travailler chez Gérard VIE** à Versailles. Cette période « grave glauque » -plaisante-t-il en octobre 2009, élégant à l’orée du George V- accident de la vie, se métamorphose en chance de sa vie. « Mon père, inséminateur pour les élevages bovins, un fou du vin, mettait son Marc en bouteille.». A l’issu de deux années d’hôpital où il rencontre une femme admirable (qui deviendra son épouse le 10 septembre 1988), Marie-France, le 2 janvier 1984, il découvre les cuisines d’Olivier ROELLINGER à Cancale. Premier chance, premier miracle. Le grand chef breton reconnaît sa catastrophe, accueille le futur « Meilleur Sommelier d'Europe 1994 » avec toute la bonté du monde. Eric BEAUMARD s’accroche, il invente une planche ergonomique.

Néanmoins, suite à des « problèmes physiques, cutanés », le maître des maisons de Bricourt l’oriente vers un caviste rennais, Jean-Pierre LECLUSE où il fait merveille. « Le vin est une révélation ». En 1985, il voyage en bordelais, couche sous sa toile de tente dans les vignes de Talbot et Gruaud-Larose. Il avale du Bolino mais rencontre le chef de cave de Laffitte. Ausone : l’inextinguible souci aristocratique d’ Alain VAUTHIER, « un vertige, la transcendance du vin, une culture d’une beauté ex cathedra là où le vin nous porte, nous enlève ». Décollages par l’Annapurna. En Bourgogne, son père l’initie au Château du Clos de Vougeot : « C’est quoi cette histoire ? » s’enroue-t-il, presque muet. La connaissance intime du vignoble et du vigneron : vivre la joie intérieure. Avec pour seul bagage son allocation adulte handicapé, il rencontre Jean FRAMBOURG, alors Président des Sommeliers de France. En vain. Georges BARDAWILL, créateur des Bars à vins « L'Ecluse » à Paris, l’embauche pour essuyer les verres.
Notre « Vice-Meilleur Sommelier du Monde 1998 », ironie des sorts, sortilèges de l’histoire, échange ses charges sociales contre sa rétribution pour financer ses échantillons. Avec cette force viscérale qui emporte très loin les hommes d’exception, notre passionné de concours se forme, s’informe. Avec une volonté de vaincre monstrueuse, il passera ses 20-30 ans, l’esprit englouti dans les meilleurs ouvrages.Avide de notes ampélographiques, il plonge dans des livres techniques d’œnologie et d’histoire du vignoble depuis 9000 ans. « Des étapes intérieures, des vignerons, la pratique, le canevas dans la tête.». « Sans boulot, je fais tous les boulots, je vends des savonnettes en porte à porte ». L’amoureux érudit de l’olivette, du béquignol, du rubilande ou du milgranet pratique tous les stages du monde viticole mais ne peut s’offrir une école. L’autodidaxie merveilleuse des concours l’excite, la compétition comme ascenseur social. « J’ai renversé, retourné le monde ».
« A contre cœur et contre toute attente, le monde du vin est une deuxième révélation encore plus forte que la première ». Seconde pierre d’angle du destin : Gilles ETEOCLE. Même avec un titre de « Meilleur jeune sommelier de France » acquis le 10 juin 1987 suite à deux finales infructueuses, le chef de La Poularde** (Montrond-les-Bains) l’embauche le 10 septembre 2007 pour « l’homme qui avait le culot de servir avec un seul bras ». Davantage sensible à la compétence propre qu’à l’esthétique de la salle, parfois, des « gens géniaux, au grand cœur », jettent des ponts qui rétablissent la confiance en soi. « Ne jamais minimiser cette aubaine malgré l’amour propre » s’exclame notre grand amateur du football stéphanois. « Débarquant avec ma R18, j’inventais mes références, j’en voulais à mort. J’étais un enfant non désiré. Le chef me prend mais toute la brigade se dresse contre moi. Des services de 100 couverts tout seul. J’avais envie de manger le monde ».
A la Poularde, des « clients ouvrent leurs cœurs », des enfiévrés du club de dégustation éponyme, durant toutes ces années merveilleuses, incitent l’impétrant Eric BEAUMARD qui désire décrocher le ciel. Puissance tellurique du handicap, supplémentarité des sens à la Diderot. Eric BEAUMARD, encouragé par son patron, veut jouer les premiers rôles. Il concourt inlassablement jusqu’au toit du monde. Afin de préparer sérieusement le concours 1998, il crée une association loi 1901, « Connaissance des vins et spiritueux du monde ». Les vacances avec ses trois enfants font office de préparation à une hyper agrégation du supérieur durant quatre longues années. « J’étais radicalement seul, je faisais le tour du monde ». Les maires et les banques de la région Rhône alpes financent : Chili, Argentine, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud, Etâts-Unis, Porto, Madère. « Je transpirais le concours ». En finale, à Vienne, les 6 et 7 juin 1998, face à son ami allemand Markus DEL MONEGO, il craquera sous la pression des médias pour des babioles : quelques points de retard, une prise de commande difficile, le service de l’eau, un anglais imparfait.
« Je ne pouvais pas perdre. J’avais « Envoyé spécial » sur le dos ». Aucun regret pour une première et ultime tentative. Aujourd’hui, le renom du vice-meilleur sommelier du monde 1998 dépasse celui d’un auteur qui repousserait le Prix Nobel même si l’arrivée dans le plus bel hôtel du monde ne fut pas si aisée : « C'est la fin d'une aventure. Lorsque j'étais meurtri, Gilles Etéocle m'a tendu la main et mon départ tient un peu de la rupture père/fils. C'est assez compliqué. Il a été le seul à comprendre la passion qui m'animait et que je me suis efforcé de la redonner au service de l'entreprise. A La Poularde, nous avions pris l'option du vin et une vraie osmose s'est créée. Dans les moments difficiles, Gilles a su me défendre et je lui dois une fière chandelle." La joie et l’espérance entourent Eric BEAUMARD. Mieux, son humour sarcastique fait mouche dans un monde du vin incompréhensible au quidam, engouffré dans les alcools durs, dans les amalgames comminatoires entre l’alcoolisme et le vin, la convivialité et l’accord.
Rien ne prédestinait cet insupportable têtu, ce grand singulier acharné dans son arrachement, aux plus hautes responsabilités. « Quand j’ai un problème pour mes défauts, ma femme se charge de me les rappeler ». A 37 ans, le 15 décembre 1999, il parvient au « George » tout auréolé mais face à un océan de défis. « Tremplin monumental, plus qu’une balle dans le colt ». Double poste : chef sommelier et directeur. Didier LE CALVEZ, un professionnel irréprochable de l’hôtellerie mondiale de luxe, le pousse ardemment. Eric BEAUMARD défie toutes les tempêtes. « Zéro étoiles, pas de cave ». Longuement mûrie, la décision éradique tout hasard. Olivier ROELLINGER, à Cancale, au cours de l'été 1998, l’exhorte à aller au bout du chemin. A l'invitation d' Edouard DE NAZELLE (Veuve Clicquot), notre amateur de bourgogne approche le George V. Lors de la Nuit des Etoilés du magazine L’Hôtellerie, autour d'un hommage aux trente ans de trois étoiles de Pierre Troisgros, Eric Beaumard se voit projeté sur le devant de la scène pour sa performance en finale du Meilleur sommelier du monde.
Christophe BITEAU, directeur du George V, par le biais de sa société Ampéliès, le charge de l'achat des flacons. L’accord se précise. De retour de New York où il a quitté la direction du « Pierre » pour prendre celle du « George », Didier LE CALVEZ le convainc que sa place se situe à Paris.
Dans la discussion, il lui confirme la charge de mettre en place l'équipe de sommeliers.
" Four Seasons, l'opérateur hôtelier du George V, n'est habituellement pas axé sur la recherche des étoiles Michelin et la constitution d'une grande carte de vins. Mais il s'est rendu compte qu'il possédait une antenne très particulière à Paris". Eric BEAUMARD franchit un pas qui ne se refuse pas. Au George V, son défi : " créer la chimie" avec son complice Eric BRIFFARD, apporter à sa cuisine le soutien des crus qu'il choisit précieusement.
" Le rôle du sommelier est de mettre en avant de façon cohérente la cuisine du chef. Mon objectif est de bien structurer l’équipe pour qu'elle valorise au mieux notre cave de 40 000 cols. A Paris, je n’oublie pas la sommellerie, je gère du personnel en m'efforçant d'insuffler à la salle ma joie de vivre. Transmettre est aussi important qu'apprendre. C'est le message que je veux faire passer." Associé depuis 1997 à Christophe Lambert via la société GRAP’ART, Eric Beaumard tient un domaine de 35 hectares à Sainte-Cécile-les-Vignes et Tulette. Sous l’appellation « Les Garrigues », ils produisent un vin rouge classé côtes du Rhône-villages. Autre pari : la formation continue des jeunes. Assisté du solide Thierry HAMON, il emmène les « garçons qui ont le concours dans leur cœur », il forme des écuries de poulains d’eau-de-vie. Imparable éclat : Enrico BERNARDO, meilleur sommier du monde 2004.
Eric BEAUMARD réfléchit les alliances dans la pluralité des échos. Accords de régions, de sapidité, d’aromatique. Aucune dogmatique, seulement des voies. Dans l’absolu, seuls les accords purs prédominent mais le terrain surprend. Aujourd’hui, le légume déborde, les attentes changent. Tous les vins puissants et liquoreux s’effacent. " J’aime les vins qui ont du vin : minéralité, concentration, vie, équilibre, complexité avec le temps. ". Loin des caricatures, des involutions. La réduction des espaces de communication obère d’autant la culture. La dilection pour le Vosne-Romanée nous oblige à la diversité palpitante, la relation d’un homme à sa terre, le patchwork inouï des terroirs. L’équilibriste du premier palace au monde scrute les touchers tanniques incomparables, la variance des sols. L’effet humain accouche d’un éclat aromatique d’une finesse indescriptible. Les nuances infiniment subtiles et suaves du pinot noir éblouissent celui qui consacra sa vie au vin.
Il suspend brutalement son rire aux yeux pétillants, ému en enfant dans sa boule loin de la férocité des majeurs : « le délicat floral de la rose fanée à Vosnes, le sombre kirché à Gevrey, l’épicé évanescent à Chambolle ». L’esprit des lieux n’épuise pas la distinction. Eric BEAUMARD médite un livre de collection de rêves sur les vieux millésimes de sa champagne, ses expériences vitales si intenses loin du marketing acéphale du « sitôt bu, sitôt pissé ». Il revient, obsessionnel, sur le message de l’accord pour enseigner sans magistère que le vin ne se résume jamais à une boisson fermentée. Il s’amuse à concevoir des couteaux de sommelier, il conseille des institutions par passion des vignerons. Son cœur balance entre la pulsion de la vallée du Rhône, l’Italie, les gracieux rieslings allemands numérotés, les blancs de Bourgogne (Puligny, Chassagne, Meursault). Entiché des spiritueux (mirabelle écossaise notamment), il dessine un réfrigérateur à vins mutés (Portos, Madères, Rivesaltes, Banyuls) escorté de carafes en cristal maintenues à 16° toute l’année.
Style de vie suprême, l’amour du vin garde une joie de civilisation, un art de la paix. « Tous les grands de ce monde passent toujours à table à un moment donné ! ». Emu, intarissable, Eric BEAUMARD chante son exemplaire épouse et ses trois enfants (Margot, Lisa, Baptiste). Equilibre de l’existence, soutien irréversible de l’entourage, immenses rencontres. « Le divorce, pour moi, serait un drame total. Ce que j’ai vécu à Paris, je ne le revivrai jamais ». Sautillant, il raconte, hilare, ses trois premiers réquisits lors de son intronisation dans ce lieu intimidant : « Absence de salaire, sélection sévère des verres, deux jours par mois pour parcourir le vignoble ». Seule sa bouffée de liberté subsiste à la lisière de l’automne, à l’image d’un homme heureux, jamais noyé dans le système, rasséréné. Notre meilleur dégustateur d’Armagnac 1990, rare et royal, de son haut caractère inoubliable de sincérité et de vérité, vous salue et vous accueille.
Voir la page du restaurant Le Cinq - Hôtel Four Seasons George V.

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