DAVID RIDGWAY - PAR FABIEN NÈGRE

Au paradis, six pieds sous terre, entouré de 450 000 miniatures qui le regardent, sagement endormies, David RIDGWAY, colossal britannique, prête allégeance en marche. Un débordement éternitaire, une exultation emportent son regard terriblement humain. Ravi par la charge d’architecturer le joyau mondial de la cave de restaurant, quand le pampre psalmodie au nadir, le vers d’un poète persan du 9ème siècle, Roudaki de Samarkand, insuffle la ritournelle d’un derviche : « Verse-toi donc du vin, qu’importe que tout trépasse; Ce monde n’est que vent, ce monde n’est que nuée, hélas ».

Après un séjour succinct sur la terre de ses aïeuls anglais, dans les seventies, David RIDGWAY traverse l’Allemagne. L’année de l’intronisation mitterrandienne, à 21 ans, « par le plus pur des hasards», il pénètre dans la Tour dorée au titre de commis-sommelier. « Exception de la règle ». Il rejoint sa jeune épouse et sa seconde compagne, la France. Un enthousiaste hérétique, taupe de lumière, parcourt les fourmillantes galeries du labyrinthique déambulatoire souterrain. A cette époque, seul le vignoble français enjoint voire prévaut quand bien même les californiens savent le ceps, des treilles centenaires poussent en Australie, Italie ou Espagne. Déjà, l’esprit des péninsules. Enflammé, notre ardent Monsieur de « L’Univers du vin », pour mentionner l’une de ses maîtresses œuvres, sillonne les confins du cépage. « Je voulais m’approcher du vignoble, apprendre ». Paris rayonne, « La Tour d’Argent » resplendit.

Les dix mois d’apprentissage dureront toute une vie étincelée par le jus fermenté de raisin. En six mois, en 1982, notre amateur du patrimoine ligérien saisit les parages, s’empare du rossignol de l’auguste caverne. Prodigue prodige, le délicieux taste-vins fait main basse sur 120 000 cheveux d’ange. « Les voyages dépaysent moins qu’autrefois. Seuls la langue et le vin nous ouvrent des paysages infinis ». Verbe délié, la collection de flacons destinés aux « invités de la Tour » ira, au cœur des années dithyrambiques, jusqu’à 580 000 « goulots renforcés par une bague » à savoir « bouteilles», invention en 1634 d’un diplomate anglais, encore un, Sir Kenelm DIGBY, de la Marie-Jeanne au Melchizédec. Le débonnaire œnophile du Quai de la Tournelle, le feu dans les yeux, la douceur dans le regard, encense son trésor en mouvement qui se transforme au fil du siècle. Les techniques de vieillissement, les méthodes de vinification rajeunissent l’âge moyen du vin. Fascinant, cosmopolitique, le vineux reflète la vie, ce monde profus exclut l’ennui. « A chaque instant son vin, à chaque vin ses instants. ».

Une mélancolie excessive minerait le fortuné qui ne sifflerait que des étiquettes onéreuses. « Boire des mauvais vins enseigne la nuance » chuchote le conservateur des paix. Charismatique, aiguisé, le service de David RIDGWAY cultive les attentions sans froisser les intentions. Tel grand ami de la maison se vexerait à l’idée que les crus choisis failliraient au prestige de son souper. L’art délicat de la cérémonie ne souffre aucune approximation. « Approcher une table » selon l’amène formule de Claude TERRAIL exige simplicité et grâce, relève d’une praxis de la psychologie des profondeurs. « Le même client n’est jamais le même. Tout me frappe dans cette sublime cathédrale, je ne peux pas parler d’un souvenir plus vivace qu’un autre. Depuis 1582, nous symbolisons un centre du monde. Je ne vis que des moments d’exception avec des clients d’exception qui nous font l’énorme honneur de venir nous rendre visite ». Emmanuel DELMAS : « Il fait partie des quelques grands messieurs du microcosme, affable, pudique, gentil, humble, empli d’un amour des gens. Il ne parle jamais anglais avec un client anglais, le must de l’élégance ».

Par la courtoisie de la générosité, la ténuité de la distinction entre le client et l’hôte s’abolit. Des affinités très électives naissent des amitiés presque inavouables. « A l’époque de Concorde, certains clients effectuaient l’aller-retour dans la journée pour déguster un flacon au déjeuner ». A l’encontre des passionnés, souvent enfiévrés, maniaques ou obsessionnels, notre cajoleur de jéroboams, joyeux, épanoui, prône un style anti-intellectualiste : « le plaisir avant tout. Offrir procure plus d’émotion que recevoir ». Par delà la glose métaphysique se perpétue un effet charnel, un rapport tactile. La finalité : boire sans parvenir à l’ivresse. « Les choses les plus simples me jettent dans une joie immense : un rayon de soleil, un bout de saucisson et un petit vin au bord de l’eau claire d’une rivière ».

Dans la crypte, l’anecdotique orne les légendes : « vol d’une introuvable bouteille de fine accompagné d’un chèque en blanc en lieu et place du détournement ». L’échanson évoque, lors de divins dîners, ces deniers follement dilapidés par des ultra privilégiés « pour le plaisir à tout prix dans un monde si compliqué ». Face aux diligents changements des pratiques de consommation, notre serdeau des seigneurs œuvre en sage pédagogue : convaincre les impétrants de déguster à maturité; converser de la complexité oubliée; préciser jusqu’à plus soif que les grandes bouteilles expriment un terroir qui mérite une patience. Seuls les assagis exhortent au temps de la réflexion. Au bastion de la tradition, les rhodaniens gagnent leurs lettres de noblesse, la Provence trouble les axiomes. Le Languedoc épate. Last but not least : « Le champagne rosé est le seul rosé que nous conservons en cave ».

Au commencement, le cépage dicte sa loi. Notre berger des tannins restitue la parole aux millésimes. Il possède une vision du vignoble et de son patrimoine, cheminerait-elle à l’encontre du client. « Nous élevons nos vins jusqu’à l’agacement. Chaque maison travaille son âme. Seul l’homme et ses soins transforment le jus de raisin en vin ». Porte-parole zélé du vigneron, généalogiste possédé par son parcours, visage enfantin angélique, porcelaine de crèche provençale, le gestionnaire de la cave de la Tour d’Argent admire encore la beauté fragile des successions, la continuité méticuleuse des générations, la permanence française d’un savoir. La vigne épouse le sol, le cépage boit le climat. « Un grand millésime et un grand terroir éclosent avec le temps ». Dans cet art de l’attente, ne pas céder aux sirènes.

Malgré ses « rapports tendus avec ses comptables », le gouverneur du cellier investit rentablement. Depuis quelques années, ses placements atteignent des sommets. Exemple : Bordeaux 2005. « Depuis 4 siècles, depuis 30 ans, je m’occupe de cette cave, chose unique au monde ». Le chai de la Tour, cette immobilisation toujours mobile, comporte d’étranges paradoxes. Elle évite les vins du soleil, 95 % des liquides produits dans le monde. Aucune acidité, aucun équilibre. Le directeur d’une équipe de quinze sommeliers, à la tête de 15 000 références et d’une carte de sept kilos, avoue goguenard : « Nous achetons des choses qui se boiront dans 25 ans. Notre fardeau consiste à tout gouter avant de servir ». Attachant ogre inapaisable, David RIDGWAY chante la « vibration extraordinaire » d’un Trimbach 1976 "Clos Sainte Hune". Il loue le moelleux des 1985, la minéralité verticale des pinots gris. Il peste contre les ahuris qui exigent des maturités sans alcool.

En donquichotte joueur énergique, il lutte pour laisser vieillir les blancs. Halluciné, nous écoutons la leçon d’art de vivre et de mourir : « Les trois quart des vins sont bus au mauvais moment. Un vin est finalement comme un homme, une affaire de peau de raisin : enfant et bébé amusant, adolescent turbulent, à mettre de côté. Il mue, mutique, il ne s’exprime pas, fermé. Les très grands se découvrent seulement après dix ans ». Le sommelier en Chef intimide parfois le client mais il ne pousse jamais à la consommation. « Les plus chers, nous ne souhaitons pas les voir nous quitter ». Empli d’une joie supérieure et intérieure, « bourré » d’une insolente santé, notre merveilleux homme, amoureux des terroirs de France, dans son petit bureau catacombe, nous provoque, avec cet inimitable humour so british : « Je ne travaille pas, je salue tous les jours, des gens au charme fou. Je suis invité partout sur la planète. Je dois demeurer sur la réserve ».

Dans la proximité intime du mangeur, l’érotologie de la substance pourpre procure des sensations inouïes. « Nous nous amusons dans le plaisir partagé sans se prendre au sérieux. Le vin fait partie des arts, des beaux-arts ». Beffroi de gué hors de Paris, taverne puis auberge, la Tour d’Argent, par proximité avec les arrivages de tonneaux à Bercy embouteille vers 1820-30 jusqu’aux années 60. Ensuite, seuls les opulents châteaux bordelais capturent leurs mises en 1930-1940. L’invention du litre moderne date des années 1950. Aloxe corton couronné; Lapérouse et Taillevent terrassés. Autre détail grandiose : une clientèle spéciale. La fête de la fiole surclasse, la recherche éperdue de l’accord parfait brille. Des dîners tout sauternes, de majestueux blancs de volaille. Notre pape du Châteauneuf officie en liberté grande : « Peu importe la couleur, seule la texture parie. Poissons et Rouge, volontiers. Sur des textures granuleuses, jamais de vin lisse. Les hommes écoutent le terroir».

Pour l’amoureux du coteau, cette cave sidère et déconcerte : « 62 millésimes rien que sur Petrus et Yquem ». Certains absorbent l’étiquette; d’autres fondent sur l’année. D’aucuns, s’initient, passent à côté. Sublime complexité, étonnante subtilité. « Les grandes étiquettes n’éblouissent pas forcément. La rareté crée le prix. Un autre choix s’avèrera sans doute aussi bien. Les verticales de Pétrus ne sont pas les plus grands moments. La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Le mythe excède la réalité ». David RIDGWAY livre, timide, un « éblouissement génial » en Romanée Conti 1978, dégusté à plus de trente reprises. En adéquation avec une concordance, à l’instar de la physique quantique, la fragilité humaine saisit une atmosphère, une haute pression. Le rituel de la dégustation s’apparente presque à un ciel sans nuage, un bleu azur tempéré, une paix retrouvée comme parfois dans certaines nuits estivales, des rires d’amis.

Là, l’agrément dialogue haut, dans son audace nue, dans son aubade intime, dans son offrande pour tous et pour personne, un tempo nietzschéen de festivité. Nous nous accordons au secret du flacon. « Jean-Louis CHAVE réussit des grands vins dans les petites années. J’ai la plus grande admiration pour la succession de la famille». Avec la faveur de sa retenue, notre cardinal des muids évoque le travail de l’art à Pétrus : « les premiers à utiliser des hélicoptères pour enlever les gouttes d’eau sur les raisins, à ne vendanger que l’après-midi afin d’éviter la rosée matinale. Les grands vignerons domestiquent la nature ». La donne change, les français se passionnent mais consomment de moins en moins. La starisation des vignerons les égare, les nouveaux habitués aisés implorent les icônes. Le client, supposé savoir, ne sait rien.

« Conserver l’envie de boire, ne jamais refuser le verre qui vient devant soi ». Philosophe, bienheureux homme, David RIDGWAY l’émouvant, avec lequel nous affectionnerions de nous retrouver emprisonnés au caveau. Trop d’érudition renverserait la réalité du verre. Hors concours, le vécu de l’art de boire propre à un géant méduse autant que son immense humilité. Mentor de générations de sommeliers, il estime que « le besoin de distinction exclut la capacité à distinguer. Combien de gens ont accès aux grands flacons, combien de grands flacons existent vraiment ? Dans la cave de CLAPE, tout est sublime mais une Bentley qui coûte 400 000 € vous conduit au même endroit ». En 2010, l’élite nomade fortunée explose les enchères. Elle recherche le « haut de la crème ».

Pourtant, « valeur » et « valeur d’image » diffèrent. Jean-Marie RAVENEAU, Jean-François COCHE-DURY, deux très grands vignerons, produisent des crus équipotents. Seules l’exigence et l’excellence indiquent la frontière. Le cachet enfante la différence. « Il faut accepter de boire autre chose. Le vin est un exercice de distinction sociale ». La terre et l’histoire ne se quantifient pas. Du chef ROURTEAU en 1582, jusqu’à aujourd’hui, avec André TERRAIL « junior », une certaine idée de l’élégance parisienne traverse le temps.
Au temple des quilles, le prestige le dispute à la rareté : Yquem 1871, Guiraud 1893, Chambertin-Clos-de-Bèze 1865, Clos de Vougeot 1870, Romanée-Conti 1874, Fine champagne 1797, Cognac 1788, Roederer Cristal (cuvée spéciale conçue pour le Tsar Nicolas II de Russie !), Pétrus 1947, Haut-Brion 1927. Attention, le cours du nectar oscille entre 27 000 et 47 000 euros. Soudain, bouffée délirante, l’acmé trépasse la bourse. Monseigneur, rien ne va plus. Seul l’ôte suprême, dans l’oasis bachique, avance en flambeur. Mille Mercis Sir RIDGWAY. « Rien n’est plus sérieux que le plaisir ».

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