Par Lucie Truchet
Jacques et Laurent Pourcel voient le jour à Agde un 13 septembre 1964, à quelques minutes d’intervalle. Déjà parfaitement semblables, pareils à deux gouttes d’eau, ils deviennent rapidement inséparables. Leurs parents contribuent d’ailleurs largement à cultiver cette gémellité, jusqu’à leur tenue : « On était habillés pareil jusqu’à nos 14 ans » nous confie Jacques Pourcel, qui ne semble pas en avoir conservé un mauvais souvenir. Leur enfance a plutôt des airs de paradis perdu, ponctuée de marches dans la nature, de balades à vélo, et de sessions de pâtisserie après l’école pour préparer le goûter. « On faisait des choses simples - des crêpes, des cakes - mais qui ont très tôt nourri notre fibre culinaire. On a ensuite eu la chance d’avoir un restaurant étoilé Michelin dans notre village, juste à côté de la maison de nos parents, dans lequel on allait aider dès qu’on le pouvait, le week-end. » Et l’histoire était lancée.
Rapidement, Jacques et Laurent Pourcel cultivent l’ambition d’ouvrir leur
restaurant à Montpellier, la capitale de leur Languedoc-Roussillon natal, dans laquelle ils perçoivent beaucoup de potentiel. Pourtant, ils ne travaillent pas ensemble les premières années. Ils vont à l’école hôtelière en années séparées, et suivent ensuite un parcours au sein de maisons différentes, « mais toujours avec l’objectif de se retrouver » rappelle Jacques. Ainsi, chacun est formé par des chefs différents, dont certains leur laissent une marque indélébile : dans le cas de Jacques, c’est
Pierre Gagnaire (dont il sera le chef pâtissier pendant deux ans), et pour Laurent, c’est Michel Bras. « Nous avons eu la chance d’arriver dans ces maisons en pleine ascension, en quête d’étoiles, dans un environnement très créatif » explique Jacques, avec un regain de nostalgie.
Mais le meilleur reste à venir. Les jumeaux enfin réunis créent en 1988, avec leur ami Olivier Château (une amitié de laquelle découlera le groupe Château-Pourcel), le désormais notoire
Jardin des Sens à Montpellier. Leur principale source d’inspiration est évidemment le terroir méditerranéen, au sein duquel ils ont grandi, « le regard toujours porté vers le sud et la mer. » Et quand on les questionne quant à leur relation en cuisine, la réponse est claire : pour eux, être jumeaux est un immense atout. « On n’a pas besoin de beaucoup se parler pour se comprendre », explique Jacques, « quand je fais une recette, je sais ce qui va plaire à Laurent ou pas, ce qu’il rajouterait. » Une osmose qui porte ses fruits, puisque le tandem est rapidement récompensé d’une, puis deux, puis trois étoiles au Guide Michelin ; distinction ultime dont ils sont les plus jeunes chefs de l’histoire à être honorés, et dont ils seront garants de 1998 à 2006. « On a eu la chance de grimper très vite, peut-être même trop vite », admet Jacques. « On a ouvert le premier restaurant quand on avait 24 ans, quelques années après on avait déjà les étoiles, les toques, les récompenses. On était presque trop jeunes pour connaître d’un coup ce succès, parce que fatalement après on s’ennuyait. On avait déjà tout. Et on s’est rapidement enfermés dans des codes de restauration gastronomique un peu lourds. C’est pour cela qu’après, on est partis voyager, à la rencontre du monde. »
Ainsi s’ouvre le deuxième chapitre de l’histoire Pourcel, celle de la conquête de territoires et de saveurs inconnues. Avec le succès que l’on connaît puisqu’aujourd’hui, le groupe compte une dizaine d’établissements, dont cinq en dehors de France : à Tokyo au Japon, Colombo au Sri Lanka et Ho Chi Minh au Vietnam. Jacques et Laurent, dans une élégante retenue, imputent largement leur réussite à de fortuites rencontres. Une chose est sûre, ils ne regrettent pas d’avoir quitté la terre mère ces quelques années : « Ce sont des choses qu’on n’aurait jamais vécues si on était restés enfermés dans nos trois étoiles à Montpellier » ; d’autant que ce n’est que pour mieux y revenir. A Montpellier, ils ont désormais quatre tables : le bistrot gastronomique Terminal#1, le restaurant de plage Carré Mer, le troquet Insensé dans le musée Fabre, et le Jardin des Sens fermé en 2016 puis récemment ressuscité. S’ils sont revenus aux racines, c’est par attachement à la région et à sa capitale : « Une ville doit avoir des bonnes tables, parce que son attractivité passe aussi par la gastronomie. Montpellier bouge, avec trois nouveaux établissements 1 étoile au dernier Michelin. On a également beaucoup de bonnes brasseries, qui valent le détour. »
La carte du Jardin des Sens est entièrement renouvelée, nourrie de cinq ans de voyages et de nouvelles rencontres, tout en affichant une belle continuité par son ancrage dans la cuisine méditerranéenne. Une autre constante : la qualité des produits avec lesquels ils travaillent. Les Saint-Jacques de Méditerranée, les crevettes du Grau-du-roi, les fruits sauvages… « On a une région avec un terroir assez fabuleux et des produits insoupçonnés. Quand on se donne la peine de chercher, on trouve des choses extraordinaires », promet Jacques. En fermant le restaurant étoilé il y a cinq ans, ils ont perdu leur réseau de petits producteurs, leurs autres restaurants à Montpellier étant trop grands (350-400 couverts en moyenne par jour) pour qu’ils puissent suivre en termes de quantités. De fait, ils ont dû à l’occasion de la réouverture partir à la recherche de nouveaux artisans, de petits paysans, de pêcheurs… Pour leur plus grand plaisir. « Certains nous ont d’ailleurs sollicités d’eux-mêmes », nous glissent-ils non sans fierté.
Ainsi le Jardin des Sens a retrouvé sa superbe d’antan. Et même peut-être davantage encore de majesté, s’érigeant désormais au sein de l’ancien Hôtel de Ville de Montpellier, l'Hôtel Richer de Belleval situé place de la Canourgue, un bâtiment datant du XVIIe siècle classé monument historique. « Les montpelliérains y sont très attachés », explique Jacques, « ils y ont connu beaucoup d’événements - des mariages, des célébrations -, c’est un lieu qui a une âme, une histoire. » Que ce soit grâce aux bonnes vibrations qui en émanent ou à ses moulures et fresques fidèlement restaurées, nombre de clients sont de fait autant bluffés par l’endroit que par l’assiette. Quant au fait de récupérer leurs trois étoiles ou non, Laurent et Jacques sont très sereins : « On a déjà plus ou moins « tout vu », « tout gagné ». On fait ce restaurant par passion, pas par nécessité ». Bien sûr, les toques et les étoiles sont toujours les bienvenues, ne serait-ce que pour récompenser les équipes qui travaillent avec eux, mais ce n’est pas leur objectif premier. Ils veulent avant tout faire vivre une expérience aux clients. « Si le guide Michelin suit, c’est bien, sinon… Le restaurant est déjà complet sans eux depuis l’ouverture. »
Leur dernier projet, lui parisien, s’intitule Mama Sens. Un lieu hybride de 300 m² situé au premier étage des Galeries Lafayette Haussmann, à la jonction entre un café, une épicerie et un restaurant, mettant - évidemment - en valeur le terroir méditerranéen. On y va à toute heure de la journée pour manger des plats chaleureux et colorés : une
pizzetta, des
croquetas, un
tajine de légumes… En bref, voyager vers des cieux plus bleus depuis la coupole du grand magasin. Un petit dernier prometteur qu’il nous tarde de découvrir, d’autant qu’il sera peut-être le dernier de la lignée Pourcel : « Dix restaurants, c’est déjà bien ; plus on ne peut pas s’en occuper correctement », assure Jacques. 57 ans et déjà tant de sagesse à revendre.