Par Fabien Nègre
Marathonien rueillois, discrète mémoire vive d’un lieu iconique unique devenu une allégorie, Jean-Marie ANCHER, le royal invisible, à force d’élégante humilité et de clémente bonté, secret «Directeur du restaurant» légendaire «LE TAILLEVENT», cultive, depuis quarante ans, qu’il fêtera le 15 mars 2015, l’esthétique du silence, faste si distinctif de la dernière demeure parisienne de restaurateur, propriété du Groupe des frères GARDINIER.
Dans le vingtième arrondissement de Paris cher à Georges Perec, voit la lumière, le 23 août 1958, dans un milieu peu coutumier des délices de bouche, un admirable «Chevalier dans l’Ordre National du Mérite». Le père, commerçant à Evry, agent immobilier reconverti en commercial au BHV, rêvait de restaurant. «
Je fais le métier que mon père voulait exercer jeune». La mère, postière, dorlote ses enfants. «
Je voulais devenir professeur de mathématiques». Un blocage survient : «
je ne veux plus aller à l’école». Le clan se serre les coudes.
Les héritiers épaulent les benjamins. L’enfant volontaire trépigne. Le papa l’interpelle : «
tu veux travailler mais tu ne sais rien faire». En 1972, aux côtés de son frère ainé, membre de la Société Protectrice des Animaux, il rejoint une opération intercommunale orchestrée par l’épouse d’un Maître d’Hôtel au restaurant «Les Trois soleils», à l’aéroport d’Orly, inauguré le 24 février 1961 par le Général DE GAULLE. Christian LAMBERT dirigeait les cuisines et Gilbert BECAUD fredonnait «Dimanche à Orly» (1963), lieu d’attraction pour les milliers de badauds qui scrutaient Ursula ANDRESS ou Jean-Paul BELMONDO dévaler des gros-porteurs.
Le valeureux travailleur se confie à «
cette dame dont l’époux ouvre un restaurant non loin de Tours, à Saint-Pierre-des-Corps». Par dérogation de l’éducation nationale, à 15 ans, le brave garçon nourri, logé, amidonné, s’éloigne de sa famille par volonté d’apprendre. «
Mon père, ne me voyant pas rentrer les fins de semaine, venait m’aider à faire les mariages». En 1974, Monsieur ANCHER, par son assistante conjointe d’un chef, verse son junior dans un rêve. «
Un beau matin, à 11h, début mars 1975, je me retrouve commis au TAILLEVENT. Jean-Claude VRINAT prenait le pouvoir et le père, André, allait encore dans le vignoble le Samedi. Tétanisé, pétrifié, les premières fois, je ne pensai pas rester une seule semaine».
Claude DELIGNE, alors «Chef» de l’établissement, jouait de sa stature de statue culinaire. «
Je ne savais rien faire». En action, pas de service à l’assiette, que du torpilleur. «
J’ai eu la chance de voir des très grands maîtres d’hôtels. Les derniers commis les servaient dans le silence total. Ces maîtres d’apprentissage qui se prénommaient, Christian, André, Robert, Michel, Jean-Claude, Patrick, Jean-Louis m’ont transmis, pour une vie, la passion de servir». L’impétrant aime à donner, voir, regarder le gourmand exigeant, apprécie le rapport charnel à la salle. «
Je pars faire mon service national en octobre 1977».
Afin de réintégrer l’institution fondée en 1946 par André VRINAT, le courtois jeune homme absorbe l’anglais au pas de charge : «
quatre ans de cours particuliers avec une américaine». En 1978, une place de commis se libère. Un CAP Restauration et l’Ecole Hôtelière de Paris empochés, l’ultérieur manageur mire la consécration. Au bout de six mois, il accède au poste de «demi chef de rang». «
J’avais peur, j’étais impressionné, tremblant».
Un beau matin de 1982, l’implacable bourguignon élevé par les Oratoriens à Villeneuve-L’archevêque, près de Chablis, diplômé d’HEC, ordonne : «
Allez à la Samaritaine pour prendre vos mesures. Vous serez maître d’hôtel, c’est cela ou la porte». La virulence de l’annonce lui ôte le sommeil huit jours durant. Sa compagne le galvanise : «
tu es capable, lance toi, c’est une opportunité exceptionnelle, c’est ton métier». L’homme délicat de modestie infinie de corroborer : «
Sans ma femme, je ne serais pas là».
Le premier maître d’hôtel, de 1986 à 2007, bras droit du fondateur des Caves TAILLEVENT en 1987, continue d’avoir froid dans le dos malgré le prestige, malgré tous les honneurs. L’Ambassadeur du 15, rue Lamennais, à sa manière profonde, cultive le bonheur réel de l’hôte. Il se remémore encore sa première commande, «
un peu bête», Table 11, en compagnie d’un charmant couple, devenu ensuite ses amis, en prenant un plaisir rassurant à converser. «
Aujourd’hui, ils ne sont plus de ce monde mais j’ai tout appris avec eux, une révélation, un plaisir».
Au pays du haut goût, dans le berceau du 8ème, dans l’ancien hôtel particulier du Duc de MORNY, «
approcher une table» relève d’un rite géographique, du passage d’un territoire à une carte, «
un rang jusqu’à la mort». L’allègre des cabotes égrène la liqueur vigoureuse du souvenir : «
Robert était dans le fond, un jour, j’ai voulu prendre une commande à sa place. Incident grave, c’était son client mais pour moi, tous les clients étaient ceux de TAILLEVENT».
«
Pour rien au monde, j’aurais remisé ma veste noire. Tous les maîtres d’hôtel servaient en smoking, les chefs de rangs en vestes blanches». «Monsieur VRINAT», que sa discrète autorité et son élégance charismatique élevaient à la figure tutélaire d’une génération de restaurateurs, à partir de 1962, «
déjeunait à 11h45 précises et dinait à 18h45 tapantes selon un rituel immuable». A l’As, le propriétaire recevait le programme de la journée «
bien aligné». Dans ce salon extime de cuisine, la philosophie de la dilection du convive prévaut.
«
Nous recevons une personne comme un ami au domicile. Nous donnons du bonheur à 200%». Seul directeur de restaurant, dans la capitale, auquel les habitués mais également les capitaines d’industrie donnent du «Jean-Marie», le maître des maîtres d’hôtels noue, avec eux, un lien affectif ténu jusqu’au transfert psychanalytique. «
Les historiques désirent une attention fondatrice, de la chaleur, de l’humanité». La prescience de la convivialité se situe dans l’art de l’attention, une forme de concentration empathique.
«
Ecoutez le client qui vous dira tout en quelques mots, saisissez ce moment simple et transformez-le en moment unique». Ce funambulisme de l’affaire humaine s’étend plus loin : «
Je rentre dans l’intimité des gens et des familles. Je note tout, je m’aide des fiches de «Monsieur VRINAT» qui attribuait une catégorie à chaque client». Diriger la galerie actuelle d’une tradition renouvelée équivaut à lire des codes secrets dans des carnets intimes.
Avant la levée de rideau de l’imprévisible représentation théâtrale de la vie, le confident singulier pratique la pleine conscience éveillée : «
très simplement, je m’isole, seul à méditer vingt minutes dans une concentration mentale, je visionne ma salle. Je me mets en condition, nous aurons toujours le trac ». Dans les profondeurs de la psychologie humaine, la fine observation contrecarre toute velléité d’incident au guéridon ou en coulisses. «
En émettant un message, un sourire, je sais tout de suite l’état d’âme».
Le fidèle serviteur dévoué, avant l’entrée en scène, dans un schéma d’équipe sans clan ni clivage, passe des consignes, distribue des rangs. Un seul discours : «
que mes équipes prennent du plaisir». En service, l’homme ubiquitaire déploie une généreuse énergie : «
le feu de la passion brûle toujours en moi. Monsieur VRINAT me confiait inlassablement : «le client ne doit pas ressentir un instant que vous avez des soucis, cela ne le regarde pas»».
L’ancien «Premier Maître d’Hôtel» se souvient encore de ce jour radieux de 2007 où Valérie VRINAT lui annonce : «
Vous serez directeur !». Dans ce haut-lieu du classicisme à la française à la réputation universelle où le Chef s’efface au privilège de cette Maison si discrète, si policée, arborant une esthétique du silence, une éthique de l’existence, les célébrités «
essaient de tutoyer» le Directeur. Il n’en fera rien. «
Ne jamais prendre la grosse tête, je n’oublie pas que je viens d’un milieu social moyen mais que j’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont donné une éducation».
Le grand style de ce diplomate de l’altruisme hors du commun : «
j’aime tous mes clients, je reçois de la même façon quelqu’un qui viendra une seule fois dans sa vie et celui qui vient toutes les semaines». Aujourd’hui, le parrain de la promotion 2014 du Lycée Guillaume TIREL, sait que le métier évolue, le personnel rajeunit, les formations changent. «
Je suis présent pour mes 86 jeunes, j’interviens dans les classes. Il faut emballer les gamins». Si un jeune couple dîne pour la première fois : «
faire de l’humour, prendre par la main, jamais guindé, mettre à l’aise et détendre. On est là pour l’hôte».
L’auteur du «Petit livre du vin» destiné aux novices, en 2000, à la demande d’une éditrice, songe à son prochain «
tableau des moments inoubliables». Celui qui ne dort que cinq heures par nuit y couchera ses histoires, ses contes, ses rêveries. Le membre éminent du jury du Meilleur Ouvrier de France se pince : «
je me sens tout petit, c’est extraordinaire». Tous les jours, il pousse ses maîtres d’hôtel à inventer de nouvelles perspectives à l’aune de valeurs immuables : service, découpe, flambage, tact international. «
Nos crêpes Suzette représentent un quart des desserts».
Première principe : la représentation dans les écoles. Deuxième mouvement : «
chaque personne qui rentre ici se voit remettre un livret». Le sage de l’argenterie, de la porcelaine et autres verreries coruscantes, chamboule parfois le protocole : «
je dynamise en substituant les commis aux chefs de rang. Ils ne restent plus dans les arrières, ils regardent. Demain, ces gamins me remplaceront. Il faut leur donner la passion comme on me l’a transmise».
Contre l’égotisme contemporain, l’amateur du patrimoine gastronomique français magnifié par un éblouissant cellier de plus de 1800 références, va de transmissions en filiations dans un monde fragile. «
Je ne pourrai plus avoir cette carrière aujourd’hui. Mon plus grand plaisir, lorsque je reviendrai manger ici, sera de voir ces enfants qui ont la niaque, leur donner leur chance et les faire évoluer. Monsieur VRINAT avait su, mieux que personne, placer des pièces maitresses partout pour préparer sa succession».
Un enchantement du vivre ensemble, les manières d’une civilisation des mœurs, un don du ravissement. Une seule devise, en lisière magnanime : «
Le plaisir de vous recevoir et se charger de votre bonheur pendant le temps passé sous ce toit» à la mesure de Jean Anthelme BRILLAT-SAVARIN. Une dernière maxime : «
le respect et l'amour du client». Jean-Marie ANCHER : une leçon solaire de pudique exemplarité.
TAILLEVENT
15, rue Lamennais - 75008 Paris - Tel : 01 44 95 15 01