Par Fabien Nègre
Montagne aveyronnaise de la rue Eblé, discret auprès du grand public mais renommé au sein du village huppé de la restauration, rugbyman gentleman roublard, féru de gagne, dirigeant exemplaire de groupes de restaurants (FLO, HIPPOPOTAMUS, LES FRERES BLANC) qui inventèrent une certaine idée de la vie festive dans la première capitale touristique du monde, Pierre CASSAGNE, exemplifie, depuis 2007, à la tête des quatre établissements de la mer, «Vin & Marée», un chemin de vie de travail au plus haut niveau dans l’esprit et les lettres de l’authentique brasserie parisienne.
En 1956, dans la circumnavigation de l’avenue de Breteuil, un sage père et une courageuse mère médecin enfantent un beau bambin de la démesure. Aujourd’hui, les mensurations posent le chaleureux homme : 1 mètre 90, 105 kilos. Le Bastarocket de Montparnasse, petit-fils du propriétaire du «Tabac du Châtelet», fils d’un campouriézois et d’une havraise, avoue un respect ému pour ces «aveyronnais pauvres qui commencèrent tous livreurs de charbon, serveurs, chefs de rang, gérants». Son fondateur, conseil juridique, licencié en droit, clerc de notaire, détenait une clientèle de bistrotiers. Les sports contiennent la fougue de la jeunesse de l’athlétique Pierre CASSAGNE qui ne rechigne pas à la castagne. «Je suis tombé dans le sport, au Racing, car j’allais à l’école, juste en face».
A partir de 6 ans, l’énergique garnement fréquente tous les étages du célèbre Club. Avec son charme à la Paul NEWMAN du 7ème, il récuse le versant chic : «A cette époque et dans ce club, le haut niveau, respecté, véhiculait des valeurs oubliées, l’honneur d’obtenir de grands résultats, la chance de pratiquer». Le mordu se tourne même vers un jeu rare. A l’instar des coursiers du Roi, le pentathlon moderne combine équitation, course, natation, tir au pistolet et escrime. Le membre de l’équipe de France aime aussi son jumeau hétérozygote, «une surprise compliquée». Dans l’après 68, en 1974, titulaire d’un Bac B et vaguement inscrit en droit à Assas, l’adolescent savoure sa douce jeunesse dans le Paris libre de la croissance. «Je redouble, je passais mon temps rue des cannettes, rue de la soif».
«A 14-15 ans, je ne savais pas ce que je voulais faire mais j’aimais bien bouffer». Une seule certitude, le jeune compétiteur jovial prise «la gagne». «Winner né, je ne supporte jamais de perdre. Lors d’un 100 mètres papillon, j’ai touché et coulé dans la rage du second. À 16 ans, j’avais déjà un côté patron mais j’aimais la vie et la fête». La cuisine trouble et rattrape. La grand-mère maternelle, dans sa ferme d’Etainhue, en Haute-Normandie, moule et sale son beurre dans sa cave. «Avec ma cousine, le grand jeu dans la paille consistait à gober les œufs chauds». Le grand-père paternel convoque dans tous les grands restaurants du moment. «Son restaurant accueillait tous les ouvriers des Halles. Une belle affaire, 24/24, 7/7».
Les viandes apprêtées fument avec les filets de merlans sauce meunière.
«Que du très bon, cassoulets et blanquettes». Les vacances aveyronnaises entre Figeac, Laguiole et Capdenac forgent la tornade de la gourmandise. Le rugby encadre : troisième ligne aile, deuxième ligne puis trois quart centre. Le père recadre : «Pourquoi pas l’hôtellerie ?». Le service national à la hussarde, en tant qu’EOR (Elève Officier de Réserve), classes à Coëtquidan, compagnie de combat à Soissons, calme le tempérament du fougueux aspirant : «je voulais une compagnie de combat, aller jusqu’au bout, je ne veux pas me planquer». Pierre CASSAGNE, coriace au coeur tendre, «vit des choses extraordinaires avec les appelés», découvre la «France profonde», loin du lycée Buffon. «Ces garçons ne savent ni lire ni écrire».
La dictée terrifie ce peuple chimérique mais l’armée frotte à la constance des valeurs et la force de l’ordre. «J’avais de la compassion pour ces hommes». En septembre 1978, la quille tinte le droit chemin si espacé des trois mi-temps du rugby et l’inscription, par les parents, au célèbre «Institut de hautes études de GLION», en Suisse, consomme le corsetage du fils de famille turbulent. Dans l’une des trois meilleures écoles hôtelières au monde, le pensionnaire «chien fou» encaisse le choc disciplinaire de la formation généraliste : cuisine, économie, gestion financière, housekeeping. «Une rigueur qui fait du bien en veste et cravate». En 1979, le fou de zinc effectue son premier stage administratif en France, au «Café de la Paix», «en costume d’époque». «Je voulais faire cuisine».
«Mon père me suggère alors un homme impressionnant, Jean-Paul BUCHER, parfait inconnu à l’époque, car il lui vend une affaire». Dans ces stupéfiantes années 80, le propriétaire du «VAUDEVILLE» et de «JULIEN», un restaurateur alsacien pur et dur, montait le Groupe FLO. Le «beau Pierre» escalade, à grandes enjambées, les marches de la consécration : serveur, chef de rang, maître d’hôtel. Au «TERMINUS NORD», le voici «Premier maître d’Hôtel», à 20 ans. Tout le fascine : les odeurs envoutantes, les assiettes joliment dressées, le service altier de la vraie brasserie parisienne, les apprêts des beaux plats. «Des morceaux de raies entières baveuses de fraîcheur, des filets de bœuf non parés. L’art du garde-manger».
Hilare, aisé, le «bad boy» encanaillé de la Gare du Nord se ressouvient des matins chauds, «ambiance boite à gifles ou salades de doigts». En 1981, à 24 ans, il démissionne pour ouvrir son propre établissement mais BUCHER retient l’élément remarquable. Nommé «Directeur de la gestion» du Groupe FLO, le gestionnaire stratège découvre la tarification à 15% d’inflation et la psychologie des prix. «Tout à la main, avec des bâtonnets».
En 1985, le propriétaire du 276, boulevard Voltaire 75011 inaugure une success-story : «LE BOEUF SUR LE TOIT». Le nouveau Directeur Administratif et Financier du Groupe concède en toute empathie : «En amateurs, on regardait dans le LAMY Social. Je comprends que j’occupe le poste de Directeur Général mais on me nomme Secrétaire Général».
En 1992, le Groupe FLO rachète 16 HIPPOPOTAMUS. Le futur Directeur Général de tous les restaurants passe dix années formidables mais il nettoie quand même à sec : «Durant les 6 premiers mois, beaucoup m’appelaient GESTAFLO !». Le dirigeant radieux surmonte deux crises de la vache folle en 1996 et 2000. A son départ de la marque en 2002, 74 Restaurants HIPPOPOTAMUS rayonnent à la surface du globe : Maroc, Turquie, Corée du Nord, Espagne (Marbella, Barcelone). «J’ai pris beaucoup de plaisir à manager des femmes».
En 2002, Laurent TAIEB chasse le «KING-KONG» pour ouvrir le KONG. «Directeur Général du Groupe, j’ai fréquenté Philippe STARCK au Trocadéro. Un homme exceptionnel». En 2004, Pierre BLANC nomme, l’homme couronné par l’«aura du métier», «Directeur Général délégué» des douze grandes brasseries parisiennes adossées aux douze restaurants «Chez CLEMENT».
Lors de son premier entretien, le narquois et goguenard «Directeur Général Délégué» du Groupe BLANC, rétorque à la fille BLANC qui le soumet à la question : «Quel est votre plus gros défaut ? Je n’ai pas besoin de travailler». En 2006, un Fonds de la Caisse des Dépôts et Consignations rachète. Le bénéficiaire d’un départ transactionnel substantiel acquiert «VIN & MAREE» et réalise son «rêve de gosse». En 2007, le nostalgique golfeur quotidien augmente le capital de la société. «J’ai aimé les grandes années 80 chez FLO : copieux, généreux, un gros morceau de poisson ou de viande, propre et raffiné avec une petite sauce». Les cossus lieux marins de l’amoureux des oursins diffèrent dans le paysage culinaire de la capitale. Le florilège iodé se déploie dans des viviers sur-mesure où les enfants, éberlués, contemplent les dodues cigales de mer, les homards européens, les langoustes charnues.
«Priorité aux produits avec des formules ultra accessibles y compris avec les poissons pour deux». Le prix, en direct, au coup par coup, ambitionne la moyenne gamme généreuse en hommage au créateur du style dans les années 90 : Jean-Pierre DURAND. «Je travaille moins l’assiette que les grandes brasseries de la mer mais je cuisine les meilleurs filets, les plus belles soles. Chaque arrivage détermine la carte avec de vrais chefs dédiés». Expérience et imagination concourent à ancrer le coût-matière dans un vécu. A 3h30, chaque matin, un poissonnier, par achat direct, décharge, à Montparnasse, au laboratoire. «Tout le travail sale commence : écailleuses électriques, levage des filets, nettoyage, lavage, filetage, machines à enlever les deux peaux des Soles, blanches et noires».
Saint-Jacques en bourriches, poissons sauvages (dorade royale, merlan, sardines, bar, barbue), ou parfois saumon label rouge dans «des élevages bien élevés» : la diversité règne en maîtresse. L’amateur de vins soigne également sa carte avec des petits propriétaires originaux, des vignerons exceptionnels, des coups de cœur sur des origines inconnues : Sancerre, Chablis, Menetou-Salon, Aloxe-Corton. La choucroute de la mer caracole en terrasse estivale. La soupe de poisson hivernale améliorée des têtes de Saint-pierre et des arêtes de cabillaud régale au printemps avec ses congres, grondins et autres vieilles. «Les poissons suivent les saisons». Chaque chef propose ses garnitures à l’image de la légère purée, huile d’olive sicilienne et beurre breton.
Le turbot grillé généreux, servi entier (600/700gr pour une personne et 1kg200 pour deux), témoigne d’une volonté partageuse pour le plaisir maritime. L’ancien athlète de haut niveau met en scène ses ardoises avec des pièces d’exception : «Homard canadien de sept kilos» placide en sa réserve. Conscient de représenter une «niche pour Paris à 500 couverts/jour», le fervent volubile du 108 Avenue du Maine, enthousiaste amateur de toutes les chairs délicates, de jubiler : «le homard en cassolette d’une beauté éblouissante rivalise de grâce avec une langouste bretonne vivante, rouge royale, plus rare et onéreuse».
Le vacancier baulois, passionné de crustacés vivaces, s’amuse encore de la leçon patronale de Jean-Paul BUCHER : «Pour décider, il faut toujours un nombre impair et trois c’est déjà trop».
Le propriétaire modeste et magistral du 183 Boulevard Murat, arbitre, dans le dialogue humain, avec son personnel, ses chefs et ses directeurs d’établissement au nombre de 80 : «je veux toujours un citron dans l’assiette, une symbolique colorée pour un filet de lieu jaune magnifique».
Pierre CASSAGNE affectionne l’imaginaire de ses accoutumés, des fragrances iodées, des flaveurs d’agrumes, des sauces digestes. Au vrai, par son remarquable ouvrage scintillant en ville, le veilleur du 71, avenue de Suffren, chérit, avec une vigueur exemplaire, son «vrai métier de service» et enseigne toujours, à 57 ans, le terrain à «ses gamins apprentis».